Auteur/autrice : nicolas
Mixité d’usages… et d’idées
Parler du Grand Garage La Motte-Picquet
, c’est évoquer un bâtiment qui, s’il n’est pas totalement inconnu, est toutefois malaisément connu ; c’est évoquer un bâtiment aux emprunts imprécis, voire – parfois – ignorés ou voilés. Pour autant, il s’agit d’un édifice (dont la demande d’autorisation de construire date du 29 octobre 1928 1) qui se révèle original du point de vue de son programme et de sa typologie, ce qui aura – sans doute – prévalu à son inscription sur l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques, en juillet 1986.
À la veille des années 1990, Paul Chemetov (1928- ), Marie-Jeanne Dumont (1955- ) et Bernard Marrey (1932- ), dans l’ouvrage qu’ils dédient aux architectures domestiques, référencent cet édifice comme un bon exemple des garages des années vingt. Au point qu’il fait encore l’objet d’un long article dans une revue d’architecture en 1945, quinze ans après sa mise en service
2. Dans la courte notice qu’ils consacrent à ce bâtiment, les auteurs rappellent, sous le nom de l’architecte – sans toutefois préciser son prénom –, les renseignements publiés dans les revues françaises d’architecture, entre 1930 et 1940 : le nombre de places de parking, le caractère mixte du programme, un système de rampes d’accès ayant fait l’objet d’un dépôt de brevet par l’architecte. En 2008, dans son guide d’architecture 3, Éric Lapierre (1966- ) tente d’apporter des précisions sur ce maître d’œuvre en le prénommant Robert
. Mais l’initiale du prénom, indiquée par la lettre R. accolée au nom de Farradèche dans l’ouvrage précédemment évoqué correspond – en réalité – à Raymond
.
Il faut, en effet, pour parler du Grand Garage La Motte-Picquet
, évoquer l’architecte Raymond (Hippolyte, Auguste) Farradèche 4, né le 7 juillet 1893 à Boulogne-Billancourt ; évoquer, car peu de sources permettent aujourd’hui de documenter le travail de ce personnage (et moins encore celui de l’ingénieur en charge du projet dudit garage : Ch. Maillard).
On sait de Raymond Farradèche qu’il fut élève à l’École des arts décoratifs de Paris et qu’il obtint un diplôme d’architecte au début des années 1930. Si les annuaires professionnels de l’entre-deux-guerres 5 mentionnent deux adresses pour son activité : l’une dans le 16e arrondissement de Paris (27 rue Jasmin), l’autre en Vendée, à Fontenay-le-Comte (28 rue de la République), peu de sources – parmi celles qui ont pu être consultées – mentionnent ses réalisations ; nous ne pouvons ici citer – outre le Grand Garage La Motte-Picquet
– qu’une demande d’autorisation de construire déposée en juin 1929 pour un bâtiment de deux étages (garage et habitation) au numéro 8 de la rue Félicien-David dans le 15e arrondissement de Paris 6. Enfin, des rares éléments connus – à ce jour, du moins – au sujet de cet architecte, nous pouvons préciser qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Raymond Farradèche fit une demande d’agrément pour être architecte de la Reconstruction.
Parler du Grand Garage La Motte-Picquet
ne peut, non plus, se faire sans évoquer les circonstances qui ont précédé la réalisation de cet édifice.
Le 16 juin 1928, une société anonyme, dénommée Grand garage de la Motte-Picquet
, est constituée pour une durée de 50 années, par les apports de trois personnalités : Félix Paquet, Charles Paquet et un certain Monsieur Grospiron
. L’objet social de cette société nouvellement créée se déploie autour de trois activités : 1°/ L’exploitation d’un garage sis à Paris, 8 rue de la Cavalerie ; 2°/ L’achat et la vente de voitures automobiles, neuves ou d’occasion ; 3°/ L’acquisition d’immeubles, et notamment des terrains faisant l’objet des promesses de vente
7. En effet, pour permettre le stationnement de 800 voitures, sur huit niveaux (dont deux en sous-sol), sur un terrain d’une superficie de 1 716 mètres carrés environ, [il fallut regrouper plusieurs biens-fonds, à savoir] du n°4 bis au n°10 de la rue de la cavalerie
8, aboutissant à la constitution d’une unité foncière dont le linéaire sur rue est supérieur à la profondeur : disposition qui permettra de construire un bâtiment prenant jour sur sa longueur, favorisant ainsi l’éclairement naturel des différents plateaux. Peu de temps après la constitution de ladite société, le chantier de l’un des plus grands garages parisiens de l’époque allait pouvoir démarrer. Il restait toutefois à désigner l’architecte qui allait concevoir, dessiner et suivre le chantier de ce projet. Voici comment – d’après le rédacteur en chef de la revue Le Moniteur des architectes, Félix Houssin (1861-1944) – cet architecte en reçu la commande : le conseil d’administration de la société-propriétaire, établissant un concours privé pour sa construction, avait demandé deux projets à deux architectes présentés par ses membres : un Grand prix de Rome, fort estimé et connu, et M. Farradèche. Ce conseil, composé de six membres, donna 5 voix à M. Farradèche. La 6e voix était celle du membre du conseil, ami du concurrent, qui, l’ayant présenté, ne pouvait correctement la lui refuser
9. Deux années plus tard, une assistance brillante et nombreuse assistait [le 7 octobre 1930] à l’inauguration du grand garage de la Motte-Picquet, situé rue de la Cavalerie, tout près de l’École militaire
10, à Paris ; M. Paquet alors administrateur délégué du garage [fit] aimablement visiter les différents étages de l’établissement à ses invités
11. Le lendemain – le 8 octobre 1930 – l’exploitation de l’établissement pouvait débuter 12.
Mais au-delà de la simple question du stationnement d’un nombre considérable de véhicules dont l’usage est alors croissant dans la capitale française – comme dans nombre d’autres grandes villes –, parler du Grand Garage La Motte-Picquet
, c’est aussi rappeler la nécessité de concevoir un bâtiment suivant les données les plus modernes [pour y grouper] les services et installations les plus perfectionnés [de l’époque], permettant de donner, à la clientèle et au garagiste, toutes les facilités et le maximum de confort
13. C’est sans doute ce qui conduisit l’architecte à installer les ateliers de mécanique et de carrosserie […] au 5ème étage afin de donner le maximum d’éclairage et d’aération
14. Bâtiment voué à accueillir de la clientèle (les usagers), il est aussi un lieu de travail pour les personnes chargées d’assurer cet accueil ainsi que les services attendus, qui sont les premiers utilisateurs de ce bâtiment. Ainsi, chaque étage comprend-il une cabine de gardien, un poste de lavage dans le vide central des rampes, un poste d’essence, un gonfleur. […] Au sous-sol, on a installé les cuves à essence, d’une contenance de 20.000 litres, les appareils élévateurs d’eau de rivière utilisée pour le lavage des voitures, la chaufferie, les réserves de combustibles, magasin de pneus, accessoires divers, pont de graissage, etc.
15.
Au-delà de ses équipements, comment décrire l’organisation fonctionnelle et structurelle de ce garage, que Félix Houssin – dans l’article qu’il dédia à cette réalisation dans la revue Le Moniteur des architectes – qualifia initialement de chef d’œuvre moderne
16 ?

D’une largeur moyenne supérieure à 25 mètres dans la profondeur du terrain, cette construction en béton armé comprend une ossature composée de trois lignes longitudinales de poteaux ; une dans chaque pan, une dans l’axe
17. Dans le sens longitudinal, deux travées d’une portée de 12 mètres chacune sont ainsi créées dans la partie nord-ouest du bâtiment où, à chaque étage, les voitures sont réparties sur quatre lignes, deux lignes dans chaque travée longitudinale, avec piste de circulation, dans l’axe de chaque travée
18. La question de la stabilité et de la portance d’un tel ouvrage a nécessité la mise en œuvre de fondations spéciales, car la charge sur les poteaux courants, dans l’axe, atteint 340 tonnes par poteau, au niveau des semelles, qui ont été établies sur puits
19. Par ailleurs, eu égard à la longueur du bâtiment – atteignant 63 mètres environ – il fut nécessaire d’établir un joint de dilatation, à peu près au milieu de la construction, au-delà des rampes d’accès à la disposition ingénieuse
20.
Parler du Grand Garage La Motte-Picquet
, c’est parler d’un bâtiment éminemment fonctionnaliste et c’est également évoquer, selon le journaliste sportif André Latour, une grande nouveauté architecturale : deux rampes réservées exclusivement l’une à la montée, l’autre à la descente, mais imbriquées l’une dans l’autre, dans un même puits vertical, tortillonnant curieusement côte à côte sans que jamais leurs spirales se rencontrent
21.
En effet, prévu pour le stationnement de 800 voitures, sur huit niveaux, on juge de l’importance du trafic aux heures de sortie et de rentrée ; il était donc indispensable d’assurer des accès et dégagements rapides, tout en évitant les risques de rencontre. Le but a été pleinement atteint grâce à un nouveau système de rampes ascendantes et descendantes, breveté en 1928
22.
Le brevet d’invention dont il est fait mention ici s’intitule rampes pour garages de voitures automobiles
et porte le n° 659.261 ; il a été demandé, en France, le 13 juillet 1928 par l’architecte Raymond Farradèche. En voici (intégralement) le bref exposé : le système de rampes ainsi présenté permet aux voitures automobiles de monter aux divers étages d’un garage, ou d’en descendre, sans aucun risque de rencontre. La rampe ascendante est nettement séparée de la rampe descendante ; ces deux rampes se croisent à mi-hauteur de chaque étage en une ligne d’axe déterminée par le ou les centres du mouvement tournant. La rampe descendante disposée au plus grand rayon permet ainsi un pourcentage de pente très sensiblement moindre que celui de la rampe ascendante. Sur chaque palier d’arrivée les voitures ont la possibilité de se diriger : 1°/ Vers la rampe de montée, 2°/ Vers la rampe de descente, 3°/ Vers les dégagements desservant les lignes de voitures ou les boxes, sans jamais déroger au sens unique. Ce système de rampe peut être exécuté indifféremment en tous matériaux de construction
23.

Ce système de desserte automobile, établi en circuit fermé, est un point crucial pour la fluidité du trafic automobile au sein de ce grand garage ; le pas de ces deux hélices étant inversé, le sens de giration est le même pour la montée et la descente, ce qui assure le sens unique absolu
24. Dispositif rare, ces rampes ont fait l’objet d’une attention toute particulière au moment de leur réalisation, rue de la Cavalerie à Paris : techniciens et entrepreneurs n’ont pas voulu se contenter de l’étude technique. Sur l’initiative de M. Farradèche, il a été établi, en bois, une volée courante de ces deux rampes. Architecte, entrepreneurs et administrateurs du futur garage ont essayé eux-mêmes cette rampe provisoire, à laquelle on a fait toutes retouches nécessaires jusqu’à complète satisfaction
25.
Nouveauté
, originalité
, etc. : les substantifs (laudateurs) employés dans les revues de l’entre-deux-guerres pour décrire ces deux rampes circulaires concentriques, en hélices de même pas, mais enroulées en sens contraires
26 furent multiples, tant en France qu’à l’étranger. La revue allemande “Der Bauingenieur“ dans son numéro 12/13 de mars 1931 emploiera, par exemple, l’expression d’un nouveau genre
[“Neuartig“, en allemand] pour décrire ce système 27.

Cependant, à peine un mois et demi après la sortie de cette édition de mars 1931, la revue “Der Bauingenieur“, dans son édition du 15 mai 1931, devait publier un rectificatif dans lequel elle sera amenée à préciser que l’éditeur de la revue ‘Schweizerische Bauzeitung’ a fait remarquer dans une lettre que la disposition des deux rampes concentriques ne pouvait pas être qualifiée de nouvelle dans la mesure où la même disposition a déjà été adoptée en 1927 pour le grand garage Schlotterbeck à Bâle, décrit dans la revue ‘Schweizerische Bauzeitung’ du 10 novembre 1928
28, c’est-à-dire concomitamment à la demande d’autorisation de construire déposée, à Paris, pour le Grand Garage La Motte-Picquet
.
Ainsi, selon l’éditeur de la revue suisse, les architectes Wilhelm Emil Baumgartner (1893-1946) et Hans Hindermann (1877-1963), pour la conception du garage bâlois construit à l’angle de Viaduktstrasse et Innere Margarethenstrasse, avaient été précurseurs ; poursuivant sa remarque, il précise encore qu’à sa connaissance : la rampe de Bâle est la première rampe à double spirale
.
Au contraire de l’exemple parisien, à Bâle, la rampe extérieure est utilisée pour la montée et la rampe intérieure pour la descente, principalement pour des raisons d’exploitation 29.
Le projet des architectes suisses avait été publié, en 1928, dans la revue “Schweizerische Bauzeitung″ ; y étaient notamment présentés : les plans des étages, quelques coupes, des photographies de chantier (y compris le coffrage de la rampe) ainsi que des clichés du garage en exploitation 30.
Parler du Grand Garage La Motte-Picquet
, c’est donc envisager une émulation, voire – peut-être aussi – quelques rivalités.
Si, pour certains, la question de l’antériorité et la paternité de ce dispositif d’accès automobile ne semble pas laisser une large place au doute, il en est pour qui – comme pour le journaliste (sportif) André Latour, livrant ses impressions à propos de la construction parisienne de l’architecte Raymond Farradèche – il est indéniable que le garage conçu et réalisé par l’architecte français doive être vu comme un établissement qui n’a son pareil nulle part en Europe
31. S’il est vrai que les exemples d’un tel dispositif de desserte ne soient pas nombreux, il n’en demeure pas moins que la formule du journaliste fût peut-être alors trop enthousiaste, car un autre exemple – pour ainsi dire pareil
– existait alors déjà. Il est toutefois loisible de penser que – par méconnaissance des articles des revues spécialisées étrangères – cette réalisation eût pu faire figure d’unicum.
Mais parler du Grand Garage La Motte-Picquet
et s’attacher à ce qui fonde son caractère unique, c’est surtout évoquer la mixité programmatique ; mixité qui fait de cette réalisation un exemple qui demeure exceptionnel et n’a, ici, pas de comparaison possible avec le grand garage Schlotterbeck de Bâle.
La presse quotidienne, à l’issue de l’inauguration de l’établissement parisien, se fera ainsi l’écho de cette particularité : cinq étages et deux sous-sols reçoivent les voitures. Au sixième, un immense tennis et une salle de pelote basque prennent jour sur des terrasses. Au septième, des gradins, une salle à manger basque et un vestiaire attendent des spectateurs
32. Il s’agit là – vraisemblablement – de la véritable originalité
de ce garage établi rue de la Cavalerie, en plein centre de la capitale. La question est bien, ici, l’utilisation habile et, sans perte aucune, du terrain et des gabarits [constructibles]
33 pour rendre non seulement l’opération immobilière rentable – a fortiori à Paris, au regard du coût du foncier –, mais attrayante, car pour la société anonyme dénommée Grand garage de la Motte-Picquet
il s’agit – au-delà, ou en amont, de toute préoccupation architecturale, même si cela peut (volontairement ou non) y contribuer – d’un actif immobilier.

(source : Encyclopédie de l’architecture – Constructions modernes. Tome 1. Paris : Éditions Albert Morancé, 1929-1939 ? (dates de publication incertaines), planche 20). Les concepteurs du projet sont Henri Decaux (1887- ?) architecte et Henri Terrisse (1888-1931) ingénieur en chef des Ponts et Chaussées.
En outre, le choix d’associer des clubs sportifs à un garage pour automobiles – en ce premier tiers du XXe siècle où l’on considère machines, hygiénisme et corps (sportif) avec un regard renouvelé, voire dans un élan Moderne – n’est cependant pas tout à fait nouveau, car le garage Banville, à Paris, a été l’un des premiers à comporter à son étage supérieur des salles de tennis qui ont été immédiatement fort appréciées
34.
Toutefois, au Grand Garage La Motte-Picquet
, profitant aussi de la vue, un bar […] et un restaurant […] permettent aux joueurs et membres des clubs de se rafraîchir et de se restaurer
35. Accessibles également au public directement depuis la rue de la Cavalerie, on rejoint ces lieux de délassement et de restauration par un ascenseur qui franchit les sept rampes du gigantesque garage de la Motte-Picquet et, après sept spirales de ciment armé, on débouche sur le palier d’un appartement bourgeois.
36.
– Côte d’Argent ou Côte d’Azur ? demande sur le seuil un monsieur souriant. […]
On décida […] de commencer par la Côte d’Argent. C’est une étroite bande, un couloir surbaissé, planté de tables et protégé par un filet de cordes. Tout de suite, on en débouche devant le trinquet, haut de huit mètres [sic] et long de trente. Du balcon, lové à mi-hauteur, le public peut suivre le jeu auquel se livrent des Basques à la chistera et des Argentins à la palette. De galantes douches pour dames, des tables de massages, un bar et au-dessus, le restaurant où l’on sert la garbure et la saucisse de Saint-Jean-Pied-de-Port ; enfin la terrasse, où l’on dînera l’été, parmi les cheminées parisiennes, face à la ruisselante Tour Eiffel. […]
En cinquante pas, on passe de la côte basque à la côte provençale, représentée par un tennis, logé au faîte de l’édifice, sous une voûte ogivale aux parois d’azur, cloisonnées d’or. Un seul court, loué en abonnement pour chaque heure du jour et pour toute l’année à des joueurs, dont l’élégance fait présumer que le tarif du jeu doit être aussi élevé que l’édifice
La décoration des lieux imaginés en attique du garage a souvent été relevée dans les articles publiés dans la presse du tournant des années 1930. En ce qui concerne le vaste court de tennis qui occupe pas moins de 800 m² avec une hauteur maximum de près de 12 m
37, les mots du journaliste nous révèlent une voûte ogivale aux parois d’azur
, quand l’ingénieur civil Levatel écrit, à propos de ce même lieu, que le hall de tennis ne pouvait recevoir de décoration proprement dite, mais ses seules proportions, l’élégante voussure de la nef, avec sa charpente apparente sous la forme d’un vaste treillage bleu ciel, suffisent à lui donner un aspect architectural de belle allure
38. Les photographies publiées – alors, en noir et blanc – laissent difficilement imaginer l’ambiance colorée souhaitée ici par l’architecte ; ambiance que la reconstruction de la charpente du court de tennis, au début des années 2000, n’a d’ailleurs pas reconduite 39.
Cette question de l’ambiance amène, ici, à parler des couvrements des espaces sportifs (tennis et trinquet), pour lesquels, M. Farradèche ne voulait pas de tirants de ferme et désirait, autant que possible, une couverture légère
40.
– Quel fut alors le choix technique de l’architecte ?
– Une charpente lamellaire en bois
41 peut-on lire dans certains ouvrages traitant de construction, mais elle est aussi évoquée par d’autres journalistes qui précisent que la couverture est du type dit lamellaire, usuel dans certains pays, notamment en Suisse, en Allemagne, et aussi aux États-Unis. Ici, la charpente est composée de planches disposées de champ, et assemblées au moyen de boulons de manière à former des losanges
42. Ce système de couvrement en résille de bois composée d’un assemblage simple d’éléments standardisés – presque inconnu en France
43 ou, du moins, n’ayant guère reçu jusqu’ici d’applications marquantes en France
44 – n’était cependant, alors, pas complètement ignoré des constructeurs et son usage avait cours, dans divers pays, depuis le début des années 1920. L’ingénieur civil Levatel, dans l’article qu’il consacre en janvier 1931 au Grand Garage La Motte-Picquet
, dans la revue La Technique des travaux (déjà citée), précise d’ailleurs que ce mode de construction a déjà été présenté dans cette même revue 45.
Parler du Grand Garage La Motte-Picquet
, c’est encore considérer la circulation des idées, des connaissances, des savoir-faire et des inventions, dont les revues, les catalogues et autres almanachs se font volontiers les relais. Mais, poser la question du pays – parmi les trois cités ci-avant : Suisse, Allemagne ou États-Unis – dont le procédé d’assemblage visible en couvrement du garage parisien est originaire, c’est s’interroger sur la paternité et la date de création d’une technique constructive que l’on retrouve de par le monde.

Certaines réclames, insérées dans les revues techniques et professionnelles, méritent qu’une attention leur soit accordée, car elles peuvent être pourvoyeuses d’informations, notamment – ici – au sujet d’une entreprise qui semble s’être spécialisée dans ce type d’ouvrages : la Société Française des Charpentes en Lamelles
; cette entreprise avait son siège social établi à Strasbourg et un bureau d’études à Épehy, dans la Somme.
Comme le montrent ces réclames, illustrées par différentes réalisations de ladite entreprise, le charpentier François Allely exécuta, pour le compte de Société Française des Charpentes en Lamelles
, plusieurs charpentes de type lamellaire. Le nom de ce charpentier – dont l’entreprise éponyme était basée à Villemomble (Seine-Saint-Denis) – est à retenir, car c’est lui qui sera chargé de l’exécution du couvrement du tennis et du trinquet du garage de la rue de la Cavalerie 46.

Au moment de la construction du Grand Garage La Motte-Picquet
, l’entrepreneur connaît donc déjà le type d’ouvrage qu’il va avoir à réaliser. Charles Bilz, qui semble être le fondateur de la Société Française des Charpentes en Lamelles
, a d’ores et déjà à son actif une certaine expérience de ce type de charpentes légères dont il a – depuis la fin des années 1920 – multiplié les réalisations à travers, notamment la construction des Établissements Henri Gras à la Courneuve, du Garage Holstaine à Péronne, etc., si l’on en croit les réclames des revues techniques mensuelles. En 1928, l’entreprise de Charles Bilz réalisera également la charpente lamellaire des bains municipaux de Schiltigheim 47. Plusieurs fois présente à la Foire-Exposition de Strasbourg (en 1928 et 1929, notamment), la Société Française des Charpentes en Lamelles
recevra un Grand Prix à l’Exposition agricole, commerciale et artisanale de Nancy, organisée du 12 au 30 juillet 1928 48. Ces manifestations seront autant d’occasions de présenter et faire connaître le procédé constructif, tout en lui permettant de faire la démonstration des compétences de son entreprise. Dans la poursuite de son développement et – peut-être aussi – en gage d’une forme de notoriété, quelques années plus tard, c’est à cette même entreprise strasbourgeoise que sera confiée l’exécution des charpentes en lamelles (avec couverture en chaume) des pavillons de la section belge conçus par l’architecte Henry Lacoste (1885-1968) dans le cadre de l’Exposition Coloniale Internationale de Paris, en 1931.
Le développement – principalement dans le nord de la France – de ce mode de couvrement en résille lamellaire semble prendre appui sur un brevet, déposé en 1928 – en Espagne – par ladite Société Française des Charpentes en Lamelles
; malheureusement, celui-ci ne pouvant être consulté, seuls des perfectionnements
apportés à ce brevet permettent – aujourd’hui – de documenter cette invention 49.
Les figures proposées en illustration du fascicule du brevet perfectionné
interpellent (notamment la figure 9) car elles affichent une ressemblance flagrante avec celles du brevet n° 545.398 demandé, en France, le 30 décembre 1921 par l’architecte allemand Friedrich Zollinger (1880-1945). D’ailleurs au lendemain de l’inauguration du garage parisien, les journalistes germanophones le remarquèrent déjà, en écrivant : au-dessus du court de tennis s’élève un toit en pente incurvé, qui, pour la première fois en France dans un exemple de cette ampleur, a été conçu comme un toit à lamelles au sens d’une couverture du type Zollbau
50.
Ce serait donc outre-Rhin que se trouverait le berceau de cette structure très légère, de montage facile
51, dont l’invention aurait fait l’objet d’une demande de brevet dès 1922. L’appellation “Zollbau“ : contraction et combinaison d’une partie du nom de l’inventeur (“Zoll“, pour Zollinger) avec le mot construction
(“Bau“, en allemand), est aussi – et surtout – le nom de la société qui commercialisa et distribua, de 1921 à 1926, le système breveté par Friedrich Zollinger : la “Deutsche Zollbau-Licenz-Gesellschaft m.b.h“ 52.
Si la paternité et l’origine de l’invention de ce système constructif devaient demeurer nébuleuses, malgré le brevet demandé en France par l’architecte Friedrich Zollinger le 30 décembre 1921 et délivré le 20 juillet 1922, malgré les remarques formulées par les journalistes dans la presse écrite, tandis que la Société Française des Charpentes en Lamelles
réalisait, depuis 1928, des ouvrages similaires et que les auteurs des articles parus dans les revues spécialisées, faisaient, pour la plupart, remarquer qu’il s’agissait d’un système de charpente lamellaire, qui avait déjà été employé à l’étranger
53, d’un système employé depuis quelques années en plusieurs pays
54, etc., un regard attentif porté à la chronologie des brevets d’invention et aux réalisations pourrait toutefois suffire à dissiper cette nébulosité.
Les figures 10 et 11 du brevet d’invention de Friedrich Zollinger, par exemple, sont à ce titre éloquentes tant elles illustrent – déjà – le mode d’assemblage choisi par M. Allely (entrepreneur à Villemomble) pour la réalisation du couvrement du garage parisien, afin d’assurer la jonction des planches du réseau de la voûte aux planches sablières. D’ailleurs, l’ensemble de la charpente ainsi établie en attique du Grand Garage La Motte-Picquet
correspond au système breveté par Friedrich Zollinger, que l’on pourrait décrire comme : un réseau de planches disposées en losanges et placées sur champ [dont] les extrémités sont ajustées en biseaux afin de pouvoir être serrées à bloc, avec des boulons, sur les faces des planches sur lesquelles elles sont assemblées
55.
Il est en outre à relever que si ce type de charpente (auto-stable) a été choisi – à défaut d’avoir été inventé – pour la réalisation des couvrements des grands volumes des espaces sportifs, cela peut être dû au fait qu’il permette de libérer ces vastes espaces des points porteurs qui en auraient entravé l’usage. Un autre avantage – non négligeable dans un contexte urbain contraint – peut être aussi trouvé dans la rapidité d’exécution que permettait alors déjà ce système fait d’éléments standardisés. De plus, le montage de cette charpente aura également permis de se dispenser d’un cintrage coûteux ou d’engins de levage. D’un point de vue statique, rappelons-le : ce système est parfaitement adapté pour travailler en voûte, les losanges se compriment mutuellement et l’ensemble travaille dans de bonnes conditions
56, offrant autant de résistance que de légèreté.
Il aura fallu des circonstances météorologiques exceptionnelles et la violence de la tempête survenue en 1999 pour que – 70 années après sa construction – cette structure légère (et économique) soit endommagée.
Parler du Grand Garage La Motte-Picquet
, c’est ainsi se remémorer des expérimentations germaniques (importées d’Allemagne ou de Suisse alémanique) parmi lesquelles la couverture du trinquet – qui demeure encore visible, malgré sa consolidation, dans un état d’origine – s’offre aujourd’hui comme un témoin particulièrement intéressant d’un système constructif dont la simplicité et l’économie de moyens – pour ne pas dire la frugalité
– datent, aujourd’hui déjà, de près d’un siècle.
- Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, n° 255, mercredi 31 octobre 1928, p. 4128. retour
- Chemetov, Paul ; Dumont, Marie-Jeanne ; Marrey, Bernard. Paris-Banlieue 1919-1939. Architectures domestiques. Paris : Dunod, 1989. 240 p. La revue évoquée est La Construction moderne, n° 5 – septembre 1945 et n° 6 – octobre 1945. retour
- Lapierre, Éric. Guide d’architecture Paris : 1900-2008. Paris : Éd. Pavillon de l’Arsenal, 2008. retour
- L’état civil conservé aux Archives départementales des Hauts-de-Seine indique bien ces trois prénoms, et ceux-ci sont également mentionnés dans le brevet d’invention n° 659.261 intitulé
Rampes pour garages de voitures automobiles
, demandé le 13 juillet 1928 et délivré le 4 février 1929. L’architecte Raymond Farradèche est décédé, à Paris, le 14 mars 1959. retour - Source : Annuaire des architectes (annuaire du bâtiment et des travaux publics – Sageret), édition 1935. retour
- Source : Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, daté du jeudi 13 juin 1929. Pour le même propriétaire, et à la même adresse, une demande d’autorisation de construire est déposée pour un garage (2 étages) en mai 1935. retour
- Source : Bulletin des annonces légales obligatoires, n° 20, daté du lundi 18 mai 1931, p. 586. retour
- Source : Ibid. retour
- Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23 ; le nom de l’architecte Grand prix de Rome n’est pas mentionné dans l’article. retour
- Le journal des débats politiques et littéraires, n° 280, daté du jeudi 9 octobre 1930. retour
- L’Homme libre, n° 5191, daté du jeudi 9 octobre 1930. retour
- Source : Bulletin des annonces légales obligatoires, n° 20, daté du lundi 18 mai 1931, p. 586. retour
- La Construction moderne, n° 5, septembre 1945, pp. 133-138. retour
- L’Architecte, n° 10, octobre 1930, pp. 80-84. retour
- La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- Nous renvoyons ici aux premiers mots de l’auteur de l’article publié dans Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
- La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- La Construction moderne, n° 5, septembre 1945, pp. 133-138. retour
- La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
- Ibid. La rampe intérieure a une pente moyenne de 9% ; la rampe extérieure a une pente moyenne de 7%. retour
- L’Architecte, n° 10, octobre 1930, pp. 80-84. retour
- Brevet d’invention n° 659.261 demandé par l’architecte Raymond Farradèche le 13 juillet 1928 et délivré le 4 février 1929. retour
- Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
- La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- Ibid. retour
- L’article de la revue “Der Bauingenieur“, n° 12/13, mars 1931, page 238, s’intitule “Ein neue Großgarage in Paris“ [
Un nouveau grand garage à Paris
] ; il prend appui sur celui signé par R. Levatel en janvier 1931 dans la revue belge La Technique des Travaux. retour - “Der Bauingenieur“, n° 20, daté du 15 mai 1931, p. 373-374. Traduction des auteurs. Le garage bâlois Schlotterbeck – du nom de son fondateur Carl Schlotterbeck-Simon – a été démoli en 1994. retour
- “Der Bauingenieur“, n° 20, daté du 15 mai 1931, p. 373-374. Traduction des auteurs. retour
- D’autres clichés de ce garage se trouvent conservés aux Archives cantonales de Bâle, Staatsarchiv Basel-Stadt, notamment sous l’URL suivante : http://query.staatsarchiv.bs.ch/query/detail.aspx?ID=82726 retour
- Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
- L’Homme libre, n° 5191, daté du jeudi 9 octobre 1930. retour
- Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23.
Dans la même idée, la revue La Construction moderne datée du 6 octobre 1945 parlera degarnir le gabarit
. retour - La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22.
Le grand garage de Banville, situé au 153 rue de Courcelles dans le 17e arrondissement de Paris, a été inauguré en 1927 (une course de côte dans les rampes d’accès du garage a été organisée à cette occasion). retour - L’Architecte, n° 10, octobre 1930, pp. 80-84. retour
- Candide, n° 348, daté du jeudi 13 novembre 1930. retour
- La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22. retour
- Ibid. retour
- La charpente du court de tennis fut emportée par la tempête de décembre 1999 ; la reconstruction de l’ouvrage a été entreprise entre 2000 et 2002 sous la conduite de l’architecte Grégoire Nomidi (1931- ) et l’ingénieur Robert Lourdin (1932- ) ; l’entreprise CMBP a réalisé les travaux. Bien que cette charpente fût initialement une structure auto-stable, elle est désormais composée de fermes ; la charpente du trinquet ayant, quant à elle, moins souffert de la tempête, elle est encore en place et a simplement été renforcée ponctuellement. retour
- La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- Espitallier, Georges. Cours supérieur de béton armé – Livre II – Construction en béton armé. Paris : École spéciale des travaux public, 1932, p. 329. retour
- Le Génie civil, 51e année – Tome XCVIII – n° 24, daté du samedi 13 juin 1931, p. 603. Inséré dans la rubrique
bibliographie
, cet article relate celui de l’ingénieur civil Levatel publié dans la revue La Technique des travaux en janvier 1931. retour - La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22. retour
- Voir l’article intitulé
Charpente lamellaire en bois
paru dans la revue La Technique des travaux d’octobre 1928. retour - Source : Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23.
Dans son édition de 1897, l’Annuaire général de l’industrie et du commerce de Paris et du département de la Seine localise – déjà – la société de charpente Allely à Villemomble. retour - Henri Risch (1891-1983) et Frédéric Herveh (1882- ?) en sont les architectes. En avril 1927, la municipalité lance le projet de construction sur un terrain situé 2 rue Saint-Charles à Schiltigheim ; le bâtiment est inauguré le 12 août 1929. Ces bains ont été détruits en 1977. (source : Inventaire du patrimoine en Alsace) retour
- Source : Le Télégramme des Vosges, daté du 28 juillet 1928, p. 5. retour
- Nous renvoyons ici au brevet n° 671.873 demandé, en France, par la
Société Française des Charpentes en Lamelles
le 21 mars 1929 et intituléperfectionnements apportés aux constructions propres à constituer des parois pour toitures, bâtiments et corps creux de toute nature
; il est fait mention, dans ce brevet, d’une demande initiale déposée, en Espagne, le 22 mai 1928, que nous n’avons pas pu consulter. retour - “Der Bauingenieur″, n° 12/13, 20 mars 1931, p.238. Traduction des auteurs ; la phrase en allemand est la suivante : “Über der Tennishalle jedoch erhebt sich ein gebogenes Steildach, das, in Frankreich zum ersten Male an einem größeren Beispiele, als Lamellendach im Sinne des Zollbaudachs konstruiert wurde“. retour
- Le Génie civil, 51e année – Tome XCVIII – n° 24, daté du samedi 13 juin 1931, p. 603. retour
- Après 1926, le système sera commercialisé et distribué par la société ″Europäisches Zollbau-Syndikat AG“. Le système inventé par Friedrich Zollinger est aussi souvent nommé “Zollbau-Lamellendach“. retour
- La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22. retour
- La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
- Ibid. retour
Poutres composées [2/2]
Pour expliciter le procédé constructif HB-balkar
, inventé par Hilding Brosenius au tournant des années 1940 : une poutre en bois, reconstituée, dont l’âme est formée de deux ou plusieurs couches de planches se croisant en diagonale, et dont les ailes sont composées de deux ou plusieurs couches de planches superposées
1, nous reviendrons sur le gymnase d’Espoo-Otaniemi, conçu et réalisé par l’architecte Alvar Aalto et inauguré en 1952, dont la structure (de bois) permet de couvrir un espace dégagé d’une portée de 47 mètres, que nous avons pu visiter en 2019.
Lors des premières étapes de la mise au point de son procédé, les ailes 2 des poutres HB
imaginées par Hilding Brosenius étaient constituées d’éléments de bois massif de la plus grande longueur possible et assemblés par clouage à une âme composée de planches ; mais, suite à la découverte d’inconvénients relatifs à l’emploi d’une telle disposition (difficulté de parvenir à une bonne transmission des efforts d’un morceau de bois à l’autre dans les semelles, nécessité d’employer des longueurs de bois massif coûteuses pour réduire le nombre de joints dans les ailes, risque de fissuration dans le cas d’un clouage dense, etc.), il fut envisagé de concevoir des poutres avec des ailes que l’on pourrait dire stratifiées, c’est-à-dire : composées de couches de planches superposées et collées, de section et de dimensions identiques à celles de leur âme 3.
Dans le processus de fabrication des poutres imaginées par l’ingénieur suédois, les ailes sont fabriquées (par moitié) indépendamment des âmes, avant d’être assemblées à celles-ci. Le procédé ainsi retenu pour la réalisation des ailes est constitué d’une couche d’au moins trois planches de 1 pouce d’épaisseur (ou, au plus, de six planches, comme c’est le cas pour le gymnase construit à Espoo-Otaniemi) ; les planches (identiques en longueur) sont collées entre elles, couche par couche, et reliées longitudinalement au moyen d’un joint (les types de joints pouvant être divers, nous reviendrons sur cet aspect) ; toujours dans le sens longitudinal, les planches sont décalées les unes par rapport aux autres pour que les joints de planches ne se superposent pas d’une couche de planches à l’autre et que les efforts se répartissent ainsi, de proche en proche, sans déliaison, dans les ailes. Les demi-ailes ainsi formées sont positionnées, en partie supérieure et en partie inférieure, de part et d’autre de l’âme de la poutre à laquelle elles sont clouées.
D’un point de vue statique, les ailes d’une poutre doivent être capables de reprendre des efforts de compression (en partie supérieure) et, simultanément, des efforts de traction (en partie inférieure).
Le joint que l’on pourrait dire primitif entre deux planches coupées à la perpendiculaire (semblable au joint des ailes envisagées initialement en bois massif, lors des premières étapes de conception du procédé), transmet difficilement des forces d’un morceau à l’autre ; la capacité de ce type de joint n’étant que de résister à des efforts de compression, il ne serait donc efficace que dans la partie supérieure de la poutre. En revanche, si un chevauchement longitudinal (couplé à un assemblage) est ménagé entre les planches des ailes, une transmission de tous types d’efforts est envisageable et conduit à une meilleure résistance générale de la poutre, tant à la compression qu’à la traction.
Trois solutions furent alors envisagées par l’ingénieur Hilding Brosenius pour la résistance des ailes de ses poutres, afin de conduire à une bonne transmission des efforts d’un morceau à l’autre : couper obliquement l’extrémité des planches pour obtenir un biseau d’une longueur au moins égale à 7 fois l’épaisseur de la planche (profil en scarf) 4 ; mais ce type de liaison n’empêchant pas le glissement des planches au moment de la réalisation des ailes, un joint à entaille
– dont la forme s’apparente à un assemblage à trait de Jupiter simple (réalisé avec des outils spéciaux) – fut proposé pour permettre d’assembler avec précision les planches sans glissement ; plus tardivement, un aboutage par entures multiples horizontales – comme on peut le voir employé, aujourd’hui, pour la réalisation des charpentes en lamellé-collé – fut développé et utilisé.

Planches collées et clouées formant la demi-aile d’une poutre constituant le piétement d’un portique ; un joint à
entailleest visible sur la planche extérieure
Quel que soit le type de joint employé, les surfaces longitudinales des planches assemblées pour former les demi-ailes sont toujours encollées 5 et, par serrage à la presse (ou simplement par clouage 6), ces planches sont maintenues en place le temps du séchage de la colle. Le collage 7 des planches formant les demi-ailes signifie une union de l’ensemble des éléments en bois qui, du point de vue de la rigidité, fonctionne comme une seule unité solide, comme si la poutre possédait – en quelque sorte – des ailes de bois massif sans joint sur toute sa longueur. Tant que le joint de colle dure, le transfert des efforts dans la matière, d’une planche de bois à une autre sur la longueur de la poutre, se fait par cette connexion. Dans un joint collé et cloué, le clouage ne sert que de sécurité en cas de rupture du joint de colle. Cependant, cette précaution du clouage s’avère nécessaire car, en raison de sa rigidité, le joint de colle est également plus sensible aux surcharges 8. En cas de rupture du collage, le clou sert alors de joint entre les planches : si l’ensemble du collage (appliqué entre les planches superposées des demi-ailes, ainsi que dans les joints longitudinaux des planches) venait à être inopérant, quelle qu’en soit la raison (surcharge ou non), la rigidité des ailes diminuerait, mais une partie importante de la résistance de la poutre demeurerait, car la liaison entre les planches – par la présence des clous unifiant les ailes aux âmes – ne serait pas totalement rompue.
Si la constitution des ailes joue un rôle majeur dans les poutres HB
, la capacité de résistance de ces poutres est également liée à la composition de leur âme et, en particulier, à la disposition choisie pour les planches qui la forment.
Comme évoqué, l’âme des poutres HB
est donc généralement formée de deux couches de planches croisées ; de par cette disposition, lorsqu’une poutre HB
se trouve entre deux appuis, des forces antagonistes apparaissent concomitamment dans les deux couches des planches constituant l’âme : lorsqu’un effort de compression apparaît dans une couche, un effort de traction apparaît simultanément dans l’autre. Du fait de cette reprise alternée des efforts sur la longueur de la poutre, ceux-ci s’équilibrent ; grâce à l’agencement et à la liaison des planches qui en constituent l’âme ainsi que les ailes, la poutre peut ainsi résister et acquérir une capacité à franchir de grandes portées.
Concernant l’assemblage des ailes à l’âme, une liaison mécanique (par clouage) remplace une liaison adhésive (par collage), cette dernière ne pouvant s’avérer pérenne du fait de l’agencement croisé des planches des âmes des poutres HB
9. En effet, pour une bonne rigidité du collage et une résistance durable de l’ouvrage, les pièces de bois collées doivent être orientées dans la même direction et présenter ainsi les fibres de leur surface de contact parallèles. Dans le cas d’une disposition croisée des fibres, l’adhérence entre les éléments ne peut pas être assurée durablement, ce qui rend alors incertaine la résistance du collage dans le temps. Cette raison technique explique probablement la nécessité d’un clouage, relativement dense, reliant en une fois (par un clou de grande taille) les deux demi-ailes de part et d’autre de l’âme.
Les âmes des poutres HB
ont – généralement – été composées de deux couches croisées de planches. Si cette disposition paraît économique et d’une résistance suffisante pour des poutres de portées moyennes, elle conduit à quelques inconvénients pour des franchissements plus importants qui demandent des poutres plus élancées et donc davantage soumises au risque de flambement 10.

Les raidisseurs de flambement scandent verticalement l’âme des poutres des portiques ; le contreventement de l’édifice est visible entre chaque portique
Pour pallier le problème de déformation transversale des poutres élancées, il est apparu nécessaire à l’ingénieur Hilding Brosenius de proposer des raidisseurs
de flambement répartis uniformément sur toute la longueur des poutres (à intervalles inférieurs à la hauteur de l’âme) et disposés perpendiculairement aux ailes ; ce procédé fit l’objet d’un dépôt de brevet, accordé, en Suède, le 10 mars 1949 et publié le 10 mai de la même année sous le numéro 124 866. Ces renforcements – que l’on pourrait comparer à des brides
, eu égard à leur fonctionnement et leur mise en œuvre – se composent de deux tasseaux de bois (d’une section moyenne de 1 pouce et demi, soit 33 mm d’épaisseur et de 3 pouces, soit 66 mm de largeur 11) placés de part et d’autre de l’âme, en face l’un de l’autre, et interconnectés par clouage (éventuellement – et en complément du clou – par collage). Avec un minimum d’apport de matière, la section ainsi composée s’avère d’une grande rigidité et contribue à une stabilisation latérale de la couche croisée des planches formant l’âme de la poutre. Ce procédé fut employé avec succès dans nombre de réalisations, en Suède (ou au-delà), et permit des franchissements importants, tels que ceux nécessaires, par exemple, pour la construction de hangars pour avions 12.
Les poutres HB
– comme toute poutre en I – peuvent être utilisées, indifféremment, à l’horizontale ou à la verticale, permettant ainsi une utilisation polyvalente des éléments composés de manière à reprendre des efforts de compression et des efforts de traction. Il est, par exemple, ainsi possible de réaliser à partir de ces éléments des structures en portique ; se pose alors la question de la jonction (à angle droit, ou quasiment) de deux de ces éléments (l’un formant une poutre et l’autre formant un poteau).
Par ailleurs, l’un des enjeux de l’invention des poutres HB
étant d’augmenter la portée libre des structures, en particulier pour dépasser celle des fermes traditionnelles en bois, les questionnements de l’ingénieur Hilding Brosenius portèrent aussi sur le fractionnement et la recomposition des éléments porteurs préfabriqués, au regard de la problématique du transport d’éléments de grandes dimensions :
– Serait-il possible de fabriquer séparément, en usine, les éléments d’une structure en portique (poteau d’un côté, poutre de l’autre) et de les assembler uniquement sur le chantier après livraisons séparées des pièces ?
– Comment relier de manière rigide ces éléments pour conserver une résistance élevée dans la connexion des pièces et ainsi parfaitement transférer les forces de l’horizontale à la verticale et inversement ?
– Comment relier ces éléments sans l’emploi de raccords métalliques spéciaux qui augmentent le coût de fabrication de l’ouvrage ? etc.
Pour répondre à ces questions, Hilding Brosenius chercha à employer le même mode d’assemblage que celui déjà utilisé pour la composition des poutres elles-mêmes : le clouage (éventuellement associé à l’emploi de colle). Pour répondre à la problématique de la résistance générale d’une structure en portique, Hilding Brosenius ne considéra pas le transfert des forces (de l’horizontale à la verticale, ou inversement) sur une ligne médiane diagonale partagée par la poutre et le poteau – c’est-à-dire : sur un joint oblique entre la poutre et le poteau –, mais plutôt sur un maximum d’éléments pouvant collaborer dans la portion trapézoïdale dessinée par la rencontre du sommet du poteau et de l’extrémité de la poutre (ce qui correspond à la partie identifiée en H dans l’illustration, ci-dessous). La solution développée par l’ingénieur fit, là encore, l’objet d’un brevet déposé, en Suède, sous le numéro 108 235, accordé le 17 juin 1943 et publié deux mois plus tard 13.
Telle que proposée par Hilding Brosenius, la connexion d’angle de deux poutres est réalisée sur le chantier de construction par enfourchement, le poteau recevant et supportant, pour ainsi dire naturellement, la poutre horizontale par une adaptation de son dessin. La poutre en I formant poteau est alors dépourvue d’âme dans sa partie supérieure, mais ses ailes sont prolongées – d’une longueur correspondant à la valeur de l’élancement de la poutre horizontale à supporter – de manière à pouvoir la moiser lors du montage du portique (cf. fig. 2 dans l’illustration ci-dessus) ; l’âme de la poutre horizontale est, quant à elle, continue sur sa longueur et une fois les deux éléments porteurs réunis et assemblés par clouage au niveau des ailes de la poutre formant poteau, l’âme devient commune aux deux éléments du portique (la poutre et le poteau). Le clouage assure le maintien de l’assemblage des éléments, afin de transférer les forces d’une poutre à l’autre au niveau des ailes et assurer la continuité des efforts dans la matière. La partie trapézoïdale enchevêtrée
(âme et ailes), délimitée par l’extrémité de la poutre et le sommet du poteau, absorbe le transfert de ces efforts et le clouage est ainsi la seule connexion que les ouvriers ont à exécuter sur le chantier ; l’emploi de connecteurs métalliques ou de ferrures spéciales est alors ici supprimé.
Comme évoqué, le gymnase conçu par Alvar Aalto constitua – dès sa réalisation – une prouesse technique, car il employait les plus grandes travées du monde pour une construction à poutres en bois clouées, à savoir 47 mètres
14. Aussi, dans le cas de cette réalisation s’est particulièrement posée la question du transport des éléments. En effet, bien que les éléments de la structure n’aient pas été réalisés sur place, les jambes des portiques du gymnase d’Espoo-Otaniemi semblent avoir été réalisées d’un seul tenant ; seules les poutres ont été fractionnées en deux ou quatre tronçons, selon leur portée. Il s’agit ici (en partie) de l’application de deux autres procédés développés et brevetés en 1944 et 1945 par Hilding Brosenius 15 : chaque tronçon de poutre du gymnase est composé de deux couches de planches croisées qui en forment l’âme (auxquelles ont été ajoutés des raidisseurs de flambement), cette âme est elle-même flanquée d’ailes constituées de planches collées et clouées ; chacun de ces tronçons forme un panneau terminé lorsqu’à chacune de ses extrémités est placée verticalement une (ou plusieurs) planche de manière à former un cadre rigide (ce qui correspond aux éléments identifiés A et B du a/ de la figure 17 dans l’illustration ci-dessous).

La liaison de ces panneaux se fait par recouvrement de planches : aux extrémités des cadres, les planches des ailes sont raccourcies de couche en couche pour former, en quelque sorte (et par miroir selon l’axe du joint entre deux panneaux), des réservations qui seront ensuite comblées, par un ajustement précis sur le chantier, à l’aide de planches du même type, collées et clouées à chaque portion de poutre à la manière d’un éclissage ; les âmes sont également assemblées par le recouvrement (sur une largeur d’environ 60 cm) de planches clouées (éventuellement collées), mais, dans ce cas, selon une disposition de couches croisées (comme les planches constituant les âmes). Cette jonction forme une sorte de panneau de recouvrement aux extrémités des âmes qui moise les planches verticales des cadres des sections de poutres contigües, afin de transmettre les efforts normaux 16 à travers le joint, c’est-à-dire de part et d’autre des deux tronçons de ce qui constitue, au final, une même poutre 17. Les différents assemblages reconduisent la disposition des parties à unir pour assurer entre elles la continuité.
Le but recherché par l’ingénieur Hilding Brosenius, lors de la conception de ces procédés d’assemblages des tronçons de poutres, aura été de permettre une construction extrêmement bon marché
18 et pouvant être réalisée sur le lieu du chantier, sans outillage spécial. L’enjeu aura aussi été de parvenir à concentrer l’assemblage de manière à ce que la structure acquiert une apparence élégante
19 ; cette intention d’Hilding Brosenius aura peut-être incité l’architecte Alvar Aalto à souhaiter travailler avec cet ingénieur.
(source : Museovirasto [Direction des musées de Finlande] / Collection Helge William Heinonen (1922-2012), photographe)
La charpente du gymnase d’Espoo-Otaniemi, fut fabriquée dans trois usines finlandaises différentes ; l’assemblage des éléments sur le chantier vient d’être évoqué, mais le système HB-balkar
, tel que proposé par Hilding Brosenius, pouvait également être exécuté directement sur le lieu de construction en recourant à l’emploi d’outils rudimentaires tels que : haches, marteaux et scies. Pour la bonne exécution de l’ouvrage sur place, sans préfabrication, seule semble compter une surface de travail plane correspondant – au minimum – à la longueur de la poutre la plus longue à exécuter. Le clouage s’opère au marteau (ou à la hache), parfois au marteau pneumatique ; ne pouvant alors recourir à des techniques permettant une rationalisation des tâches à même de contribuer à réduire le temps de réalisation, ce type de fabrication in situ induit toutefois une main d’œuvre relativement conséquente. Les conditions climatiques des pays scandinaves rendant cette question d’autant plus cruciale que le travail en extérieur y est rude une bonne partie de l’année, il est donc tout à fait légitime de chercher à développer des techniques constructives prenant appui sur la préfabrication en usine ou en atelier.
En amont de la fabrication, une autre souplesse
permise par ce procédé mériterait encore d’être relevée : par l’emploi d’éléments standards agençables et adaptables (nombre de planches, leur longueur ou leur disposition), le système des poutres HB
permet une variation dans les géométries et les sections des poutres, autorisant les concepteurs à explorer le dessin d’une multitude de typologies de structures et d’ouvrages par la variation de leurs formes et de leurs dimensionnements.
Lorsque l’on se remémore les propos tenus par Alvar Aalto, lors du Forum nordique de la construction à Oslo, en 1938, ceux-ci pourraient aussi expliquer l’intérêt de l’architecte pour le travail d’Hilding Brosenius : les éléments et les matériaux correctement standardisés se prêtent à de nombreuses combinaisons. Il m’est arrivé d’affirmer qu’il n’est meilleur comité de standardisation que la nature elle-même, mais dans la nature, la standardisation porte surtout et presque exclusivement sur les petites unités, les cellules. Il en résulte des millions de possibilités combinatoires excluant tout danger d’uniformité. D’où, également, une infinie richesse, un éternel renouvellement de formes en devenir perpétuel et organique. En matière de construction, la standardisation doit suivre la même voie
20. La planche de bois – dans son élémentaire simplicité – serait peut-être cette petite unité
à l’origine d’une multiplicité de créations.
Si le système mis au point et breveté par Hilding Brosenius amène à questionner le jeu des forces à l’œuvre dans les structures de formes compactes élaborées pour le couvrement de grandes portées, il participe aussi d’un questionnement sur la rationalisation de l’emploi de la matière, ainsi que sur la recherche de correspondances entre la forme des éléments porteurs et la destination des ouvrages. En envisageant des structures en bois dont la conception évolue de la ferme (traditionnelle) au portique (à deux ou trois articulations) – c’est-à-dire : en parvenant à se passer des entraits (tirants de bois ou de métal) et des poinçons des charpentes – le procédé proposé par l’ingénieur Hilding Brosenius supprime le volume du comble. Cette recherche constructive a permis de parvenir à couvrir de grands espaces libres dont la limite devient le bord inférieur de poutres en I à grands moments d’inertie
21. Comme cette recherche aura aussi participé à maintenir le matériau bois dans la construction d’ouvrages où le métal aurait – certainement – pu avoir la primauté. Ainsi matérialisée par l’emploi d’une ressource localement disponible et renouvelable, la poutre HB
a-t-elle participé à inscrire – durablement – la construction de structures en bois dans la modernité des programmes du XXe siècle, en prenant tout son sens dans la réalisation de grandes halles, telles que des hangars pour avions ou des gymnases, par exemple.

(source : Hilding Brosenius. En uppfinnare minns. Stockholm : Carlssons, 1999)
Lorsqu’en 1990, Hilding Brosenius publia son rapport sur la poutre HB
, une quarantaine d’années s’étaient écoulées depuis la construction des premiers bâtiments employant le système HB-balkar
et l’ingénieur dit avoir alors inspecté un grand nombre d’entre eux en prêtant attention aux déformations des structures, à l’état des clous, au vieillissement du bois, à la présence de moisissures, etc., pour évaluer la viabilité et la durabilité de son système.
Si des déformations sur quelques poutres droites soumises à des contraintes admissibles élevées avaient parfois pu être constatées, la majeure partie des structures construites avec ce procédé lui parut avoir résisté convenablement aux efforts et aucun défaut d’assemblage entre les planches et les clous ne lui fut visible. Une parfaite étanchéité et une bonne ventilation des bâtiments semblaient néanmoins être de rigueur, car, parmi les facteurs susceptibles de limiter la durabilité de telles structures, se trouve celui du risque de pourrissement des bois dû à une exposition prolongée des poutres à l’humidité (pouvant d’ailleurs se combiner avec l’altération de la colle et des clous).
En 2019, notre visite du gymnase d’Espoo-Otaniemi, nous a permis – une trentaine d’années plus tard – de faire le même constat général que l’ingénieur Hilding Brosenius : malgré certaines adaptations aux usages et pratiques sportives contemporaines et à une recherche de confort (thermique et lumineux), les portiques de bois de la vaste halle apparaissaient ne pas avoir subi d’altération.
L’architecte finlandais aura visiblement su tirer parti de l’invention de l’ingénieur suédois, comme il aura su exploiter les ressources locales ainsi que la capacité des industries finlandaises et, à une échelle plus large, Alvar Aalto aura su, en même temps, répondre à l’attente de l’ingénieur Robert Le Ricolais qui voyait dans les travaux d’Hilding Brosenius une évolution rapide de l’art de la charpente et qui souhaitait que les techniciens et architectes qui s’intéressent à ces problèmes soient en mesure d’utiliser les avantages de ces nouvelles techniques et mieux encore, de trouver des entreprises de charpente disposées à sortir des ornières où elles cahotent depuis trop longtemps
22.
- Brevet n° 111 493, accordé en Suède le 15 juin 1944 et publié le 15 août 1944, sous le titre : Anordning för skarvning av flänsbalkar av trä [Dispositif pour réunir des poutres à semelles (ou ailes) en bois]. retour
- Dans une poutre, l’âme est la partie verticale qui définit sa hauteur (son élancement), tandis que les ailes (ou semelles) sont les parties horizontales – supérieures et inférieures – qui définissent sa largeur ; ces deux parties dessinent, en coupe, un profil en I . retour
- Ce procédé correspond au brevet n° 111 712 intitulé : Flänsbalk av trä [Poutre à semelles (ou ailes) en bois], accordé, en Suède, le 6 juillet 1944 et publié le 5 septembre 1944. retour
- La forme de ce joint permet un transfert progressif des efforts d’une planche à l’autre : alors que la section d’une planche diminue, corollairement, celle de la planche en miroir augmente. retour
- Le collage entre deux surfaces de bois signifie, en principe, que celles-ci sont liées rigidement, c’est-à-dire qu’aucun mouvement élastique ou déformation entre les surfaces ne peut théoriquement se produire. retour
- L’effet de pression nécessaire pour qu’un joint adhésif obtienne une bonne résistance peut également être obtenu par un clouage temporaire ; remplaçant la presse, les clous maintiennent les parties collées avec une pression suffisante. retour
- La colle à la caséine semble avoir la préférence d’Hilding Brosenius dans ses écrits. D’origine animale, la colle à la caséine (protéine lactique) est largement utilisée au début du XXe siècle dans l’industrie du bois (en particulier pour la fabrication du contreplaqué) ainsi que dans l’aéronautique. D’un coût faible, utilisable à une température ambiante supérieure à 10°C, la colle à la caséine ne nécessite pas de forte pression lors du collage et possède l’avantage de combler les irrégularités entre les surfaces du bois tout en conservant sa résistance. En contrepartie, cet assemblage adhésif ne résiste pas convenablement à l’humidité. retour
- Pour préciser ici les deux liaisons évoquées : le joint par collage est une jonction rigide, sans mouvement mesurable, qui cesse à la limite de rupture ; en revanche, le clouage est une articulation plastique (élastique) qui accuse des déformations avant rupture. retour
- Dans le cas d’ailes parallèles entre elles, on considère l’agencement des planches des âmes le plus favorable comme celui leur permettant de former un angle de 45° avec les planches des ailes. retour
- Dans le domaine de la résistance des matériaux, une poutre soumise à un effort de compression a tendance à se déformer dans une direction perpendiculaire à l’axe de compression lorsque la résistance mécanique de l’âme est dépassée. Plus l’élancement de la poutre est important, plus le risque de flambement augmente. retour
- Ces dimensionnements sont donnés dans le brevet n° 124 866 intitulé : Flänsbalk av trä [Poutre à semelles (ou ailes) en bois], publié le 10 mai 1949. Les épaisseurs des planches indiquées par Hilding Brosenius correspondent à la production suédoise ; en Finlande, l’épaisseur des planches semble moindre. retour
- En 1946, à l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol aux Pays-Bas, un hangar pour avions d’une portée de 42 mètres fut réalisé grâce à l’emploi de poutres
HB
renforcées par des raidisseurs de flambement. retour - Ce brevet est intitulé : Anordning för förbindning av två eller flera flänsbalkar av trä i bruten vinkel [Dispositif pour relier en angle deux ou plusieurs poutres de bois en I]. retour
- Hilding Brosenius. En uppfinnare minns. Stockholm : Carlssons, 1999. retour
- Le premier brevet porte le n° 111 493 et fut accordé en Suède le 15 juin 1944 et publié le 15 août 1944 sous le titre : Anordning för skarvning av flänsbalkar av trä [Dispositif pour réunir des poutres à semelles (ou ailes) en bois] ; le second brevet porte le n° 114 478 et fut accordé en Suède le 9 mai 1945 et publié le 10 juillet 1945 sous le titre : Livskarv till flänsbalkar av trä [Joint pour poutres à semelles (ou ailes) en bois]. retour
- L’effort normal est un effort perpendiculaire à la section d’une poutre ; il représente la transmission des efforts axiaux au niveau d’une articulation. La question est, ici, la bonne transmission des efforts d’un élément à un autre ; la jonction des éléments est un point crucial pour la résistance d’un ouvrage. retour
- Dans l’article HB-balkar publié dans la revue Teknisk Tidskrift (fascicule numéro 6, daté du 22 juin 1940), Hilding Brosenius mentionne – après essais de charges – que ce type de jonction s’avère avoir la même résistance qu’une poutre non fractionnée. retour
- Extrait du brevet n° 114 478 intitulé : Livskarv till flänsbalkar av trä [Joint pour poutres à semelles (ou ailes) en bois], accordé le 9 mai 1945. retour
- Ibid. retour
- Alvar Aalto, De l’influence des matériaux et des structures, discours prononcé à Oslo, en 1938, lors du Forum nordique de la construction. La présente citation est tirée du catalogue d’exposition Alvar Aalto de l’œuvre aux écrits. Paris : Éditions du Centre Pompidou, 1988. retour
- Robert Le Ricolais, La technique du bois : nouvelles charpentes en Suède, L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 10, mars 1947.
Le termemoment d’inertie
employé par Robert Le Ricolais (1894-1977) renvoie à la notion de résistance, en particulier à la difficulté de mettre le système en rotation. retour - Robert Le Ricolais, La technique du bois : nouvelles charpentes en Suède, op. cit. retour
Poutres composées [1/2]
Par le détour d’un voyage en Finlande, avec en tête une certaine approche de l’architecture et des milieux, ainsi qu’une certaine diversité dans la technique des charpentes – diversité impliquée par la nature des éléments de la construction – dont l’origine réside dans la facilité de travail mécanique du matériau bois
1, l’évocation du gymnase conçu par Alvar Aalto dans la ville finlandaise d’Espoo-Otaniemi (district Suur-Tapiola, à l’ouest d’Helsinki) et inauguré en 1952 2, nous permettra de parler de la technique des poutres composées à âmes pleines, rapprochant ainsi le matériau bois des constructions métalliques utilisant des poutres en I à grands moments d’inertie. Si le principe de ces systèmes est relativement ancien, il faut reconnaître que l’ingénieur Hilding Brosenius a apporté dans sa mise au point un talent hors pair de réalisateur
3 ; nous parlerons donc aussi de cet ingénieur scandinave, de mise en œuvre et de techniques de construction élaborées en Suède, car le point commun entre ces lieux et entre ces concepteurs se trouve dans une série d’inventions, autour d’un système de poutres dites HB
, conçues à partir de 1940.
Otaniemi – tuleva tekniikan kaupunki
[Otaniemi – la future ville de la technologie
] réalisé en 1951 par Holger Harrivirta (1915-1986)
(source : https://elavamuisti.fi / Institut national de l’audiovisuel [Elävä muisti
signifie Mémoire vivante
])HB
) – a suivi des études de génie civil à l’École royale polytechnique de Stockholm [Kungliga Tekniska högskolan – KTH] pour devenir ingénieur. Après quelques années passées dans des bureaux d’études de la capitale suédoise, il reçut en 1935, une offre pour un poste de directeur de la construction au sein de la coopérative d’habitations HSB
4. Dans le cadre de ses nouvelles fonctions, Hilding Brosenius concevra les usines créés (ou acquises) par cette coopérative d’habitation comme, par exemple : la manufacture Junohus
à Uddevalla, construite en 1939 pour produire des maisons préfabriquées en bois destinées à l’exportation, ou l’entreprise Borohus
, fondée en 1928 à Landsbro (vendue à la coopérative HSB
en 1936) et connue pour être l’une des plus anciennes entreprises produisant des maisons préfabriquées en Suède 5. Grâce à cette opportunité professionnelle Hilding Brosenius s’immergea alors dans les constructions en bois, élabora l’édification de hangars sur les sites de production des manufactures gérées par la coopérative HSB
et participa au développement de la production de ces usines en créant, notamment, la poutre HB
, qu’il emploiera pour la construction d’entrepôts sur le site de production de Landsbro. Par la suite, de 1958 à 1971, il enseigna à l’École royale polytechnique de Stockholm : école qui l’avait formé.
Des divers procédés techniques inventés par Hilding Brosenius (un nouveau système de chauffage solaire, un système de réfrigération centrale pour les immeubles d’habitations 6, des panneaux composites à parements en contreplaqué et éléments intercalaires 7, notamment), le système de poutres composées de planches – également dénommé HB-balkar
8 – connut l’engouement le plus significatif. Son auteur écrira, à ce titre : de mes diverses inventions, c’est en fait le système de poutre HB qui a principalement été exploité à l’étranger
9, pour atteindre, en effet, près de 15 pays où le système trouva des applications pour la mise en œuvre de divers types de constructions. En Belgique, par exemple, la société des Scieries Anversoises
[Antwerpse Zagerijen S.A.Z.
] – constituée en 1933 – possédait, depuis 1954, le brevet belge des poutres HB
. À l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles, qui se tint du 17 avril au 19 octobre 1958, huit pavillons ont été édifiés selon ce procédé, parmi lesquels on trouve même un ‘toit suspendu’ pour l’église du pavillon du Vatican. Il s’agit d’un toit à câbles lestés dont les supports latéraux sont en HB. Les poutres porteuses du toit sont des poutres collées dans lesquelles sont intégrés des câbles porteurs dans la direction longitudinale, selon le projet de l’architecte Roger Bastin et l’ingénieur suédois Nils-Eric Lindskoug
10. En Finlande, le brevet des poutres HB
semble avoir été exploité par la société Oy Wilh. Schauman AB
11 ; une collaboration très agréable
– selon les mots d’Hilding Brosenius – fut alors engagée avec un homme du célèbre nom Schauman
et quelques-uns de ses résultats les plus intéressants peuvent être mentionnés ici
12 : un entrepôt pour la scierie Westas Pihlava Oy
à Pori, constitué d’une structure à double cadre d’une hauteur de 26,5 mètres, ou encore le gymnase construit par l’architecte Alvar Aalto à Espoo-Otaniemi qui était, à l’époque de son édification, un bâtiment techniquement avancé avec les plus grandes travées du monde pour une construction à poutres en bois clouées, à savoir 47 mètres
13.

HB
D’après Hilding Brosenius, l’invention se diffusa en Finlande à travers des revues spécialisées dans lesquelles avait été publiés quelques courts articles à son sujet après sa création à l’automne 1939
14 ; au cours de l’été 1940, l’auteur – poursuivant l’explicitation de son invention – publia, dans la revue suédoise Teknisk Tidskrift 15, un article sobrement intitulé HB-balkar
.
Sans évoquer ici en détails les rapports entre la Suède et la Finlande au cours de l’Histoire de ces deux pays, le fait que ces revues fussent en langue suédoise ne sembla pas faire obstacle à leur diffusion en Finlande ; dès longtemps, le suédois a été parlé sur le territoire finlandais, ce qui explique probablement la reconnaissance officielle, aujourd’hui dans ce pays, de deux langues, à savoir : le finnois et le suédois. Il ne semble dès lors pas étonnant que l’invention de l’ingénieur Hilding Brosenius ait pu être adoptée par de proches voisins ; elle le fut, en tout cas, de façon spectaculaire pour la conception du gymnase construit à Espoo-Otaniemi.
Hilding Brosenius mentionne dans son livre intitulé En uppfinnare minns, que ce fut l’architecte Alvar Aalto qui le contacta pour ce projet, non l’inverse ; de cet échange, l’ingénieur écrira : j’ai constaté au cours de nos conversations à quel point il m’impressionnait
16. À la lecture de son ouvrage, ce qui paraît avoir marqué Hilding Brosenius semble être la capacité d’Alvar Aalto à intégrer les enjeux techniques du bâtiment dans le dessin de l’architecture ; pour l’ingénieur suédois, Alvar Aalto cherchait à combiner les problèmes d’ingénierie – et, plus particulièrement ici, la statique et la résistance des matériaux – à ses intuitions architecturales. Pour l’élaboration du gymnase, Hilding Brosenius dit avoir discuté avec l’architecte de la conception architecturale du système de poutre
17, en particulier pour la mise en œuvre et l’incorporation de raidisseurs spéciaux de flambage 18 ; car, au regard de la portée des plus grandes poutres couvrant la salle de sport (47 mètres) un élancement 19 conséquent desdites poutres s’avéra nécessaire (3,36 mètres). Ce renforcement des poutres, par des raidisseurs de flambage, apparut donc incontournable et la question fut alors pour l’architecte de trouver la manière la plus satisfaisante (du point de vue de l’apparence) de les intégrer. Alors qu’Hilding Brosenius mentionne que la plupart des autres constructions finlandaises ont été en grande partie conçues par les ingénieurs des entreprises titulaires de la licence d’exploitation du brevet, dans le cas du gymnase d’Espoo-Otaniemi, un rapport plus étroit entre l’architecte Alvar Aalto et l’ingénieur-inventeur Hilding Brosenius parut se nouer, au début des années 1950, tant et si bien que ce dernier se dira d’ailleurs heureux d’avoir rencontré le célèbre homme et d’avoir eu une discussion si approfondie avec lui
20.
En outre, il est à souligner que, dans ce cas précis, la collaboration entre architecte et ingénieur s’avère d’autant plus nécessaire que le programme amène à envisager des efforts dans les structures qui sont considérables et que les questions statiques et dimensionnelles apparaissent primordiales. Aussi, de par la dimension des éléments : la hauteur de la poutre au faîte de la charpente est de 3,36 m
21, et de par l’importance de la portée libre des poutres, la fabrication d’une telle structure en bois n’est pas sans questionner.
Dans un article, paru en 1953 dans la revue Unasylva, quelques éléments viennent éclairer la mise en œuvre de la structure de ce gymnase : ces fermes furent fabriquées dans trois usines situées en différentes parties de la Finlande, toutes produisant des maisons préfabriquées, et furent transportées à Helsinki. À leur arrivée sur le chantier, elles furent assemblées sur un plan horizontal, une par une, et clouées au marteau pneumatique. Elles furent ensuite levées verticalement et transportées à leur emplacement définitif par des chariots roulants sur trois voies parallèles à l’édifice
22. La position de chacune de ces fermes
en bois avait été définie et matérialisée, en amont du levage, par la mise en œuvre de sabots métalliques ancrés dans des massifs de fondation en béton, visibles à la base de leur piétement.

Les quelques précisions données sur la marche du chantier par l’auteur de l’article, laissent entrevoir l’un des problèmes majeurs de toute construction d’envergure : la question du transport des différents éléments la constituant. L’un des avantages du procédé technique proposé par l’ingénieur Hilding Brosenius réside, ici, dans la possibilité de fabriquer par morceaux ces fermes
de bois, afin de les assembler in situ, mais aussi d’assembler – par un procédé particulier – des tronçons de poutres en garantissant leur résistance par la parfaite transmission des efforts d’un élément à l’autre.
Au tournant des années 1940, Hilding Brosenius déposait, en Suède, un premier brevet pour les poutres HB
; celui-ci consistait en un moyen d’agencer et d’assembler des planches pour constituer des poutres droites. Ces planches – de bois résineux : ressource locale abondante – constituent un matériau renouvelable, issu de la production des scieries suédoises qui, à la fin du XIXe siècle, se modernisèrent. Au sortir des usines, sont disponibles des éléments standards d’une longueur d’environ 4 mètres pour une largeur moyenne de 5 à 6 pouces (soit 127 mm à 152 mm 23) et une épaisseur de 1 pouce environ (soit 22 mm pour une planche rabotée et 25 mm pour une planche non rabotée 24).
Par la mise au point de la poutre HB
, la volonté de l’ingénieur Hilding Brosenius était de trouver une alternative à la construction de fermes traditionnelles, afin d’augmenter la portée libre des charpentes de bois ; cette recherche ouvrait aussi une voie à la normalisation de la construction passant par une meilleure maîtrise du dimensionnement et du calcul des structures. Enfin, l’invention allait aussi permettre d’envisager la question de l’optimisation des coûts de construction par la réduction du nombre de pièces de liaison nécessaires dans la fabrication des fermes d’alors, et qui étaient devenues principalement métalliques : plaques, boulons, rondelles, tiges filetées, etc.
Dès le début des années 1930, diverses expériences avaient été menées en Allemagne sur les assemblages à clous dans la construction en bois 25, qui démontraient déjà les propriétés de résistance de ces structures de fabrication simple et peu coûteuse, ainsi que leur capacité à supporter d’importantes charges. Hilding Brosenius se servit des résultats de ses confrères allemands pour proposer l’invention qu’il nomma HB-balkar
, c’est-à-dire : l’élaboration d’une poutre en bois, reconstituée, dont l’âme est formée de deux ou plusieurs couches de planches 26 se croisant en diagonale, et dont les ailes sont composées de deux ou plusieurs couches de planches superposées
27 ; invention pour laquelle – selon un principe similaire à celui des ingénieurs allemands – Hilding Brosenius proposa de clouer à l’âme les ailes de la poutre.
Peu avant le dépôt du brevet d’Hilding Brosenius, l’ingénieur Felix Fonrobert proposa le dessin d’une poutre semblable, qu’il publia dans l’édition datée de 1940 de son ouvrage intitulé Grundzüge des Holzbaues im Hochbau (Berlin : Wilhelm Ernst & Sohn).
Il est indéniable que la proposition de Felix Fonrobert fût connue de l’ingénieur suédois Hilding Brosenius, qui y fera référence dans le rapport sur la poutre HB
qu’il publiera en 1990.
La différence entre ces deux poutres réside essentiellement dans la manière de réaliser l’assemblage des planches : si, dans le cas de la poutre de Felix Fonrobert, les ailes sont constituées de planches clouées à l’âme par recouvrements successifs, dans le cas de la poutre HB
, les clous solidarisant les planches des ailes aux planches de l’âme sont enfoncés à partir de la planche externe d’une aile, unissant ainsi toutes les planches de la poutre en une seule fois ; et si les semelles des poutres de Felix Fonrobert sont composées de planches disposées verticalement et horizontalement de part et d’autre de l’âme, celles d’Hilding Brosenius sont constituées de planches uniquement mises en œuvre verticalement.
Si l’invention de la poutre HB
rencontra un certain succès au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il faut reconnaître qu’elle était le fruit d’expériences qui dépassèrent largement les frontières de son territoire d’origine ; Hilding Brosenius le reconnaissait lui-même volontiers en citant dans ses ouvrages les essais allemands relatifs aux planches clouées.
Sans qu’il soit question de démontrer quelque paternité, ni même l’efficacité ou la prééminence d’un procédé par rapport à l’autre, cette concomitance des recherches, la publication des découvertes et la circulation des idées relatent – surtout – une forme d’émulation technique, alors à l’œuvre.

Portiques de bois en cours de montage (source : revue Unasylva, volume 7, n°1, mars 1953)
Aussi, pour l’ensemble de ces raisons, nous a-t-il semblé que le procédé constructif mis au point par Hilding Brosenius méritait d’être présenté, dans cette première partie, et explicité plus en détail, dans la seconde partie de cet article, en prenant aussi appui sur la réalisation d’Alvar Aalto.
Parmi les édifices qui constituent l’œuvre de cet architecte finlandais, cet équipement – relativement peu publié – est l’un des premiers construits dans ce quartier d’Espoo-Otaniemi : mis en service au début de février 1952
28, peu avant l’ouverture des Jeux olympiques d’été organisés à Helsinki du 19 juillet au 3 août de la même année, les sportifs purent [alors] commencer à s’entraîner dans le hall
29.
- Robert Le Ricolais, La technique du bois : nouvelles charpentes en Suède, L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 10, mars 1947. retour
- Juste après la Seconde Guerre mondiale, il fut décidé de déplacer l’université Technologique d’Helsinki sur le site d’Espoo-Otaniemi ; l’architecte Alvar Aalto (1898-1976) remportera, en 1949, la compétition alors organisée pour le dessin de ce nouveau campus universitaire, où il construira ensuite un certain nombre de bâtiments. Cependant, le gymnase dont il sera question dans cet article est en lien avec les Jeux Olympiques organisés en 1952 à Helsinki et servait, dans ce cadre, de lieu d’entraînement pour les sportifs. retour
- Robert Le Ricolais, La technique du bois : nouvelles charpentes en Suède, op. cit.
Le termemoment d’inertie
employé par Robert Le Ricolais (1894-1977) renvoie à la notion de résistance, en particulier à la difficulté de mettre le système en rotation. retour - Les initiales
HSB
correspondent àHyresgästernas sparkasse-och byggnadsförening
, que l’on pourrait traduire en français, parCaisse d’épargne des locataires et association du bâtiment
. Il s’agit de la plus grande coopérative d’habitations de Suède, créée en 1923 – suite à la crise du marché immobilier à Stockholm pendant la Première Guerre mondiale – à l’initiative de l’architecte Sven Wallander (1890-1968). Dès sa création, cette coopérative fut pionnière dans le développement du logement en Suède en proposant un certain nombre d’équipements : salles de bains dans chaque appartement ou buanderies partagées, par exemple. retour - Sur le site de Landsbro, le point de départ est une scierie fondée en 1896 par Emil Johansson ; après sa mort en 1915, ses enfants dirigent l’entreprise et commencent la production de maisons préfabriquées en 1923 (source : Jönköpings läns museum, rapport de Britt-Marie Börjesgård (daté de 2017) sur la zone industrielle de Landsbro). retour
- Ce procédé est décrit dans la revue L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 36, août 1951. retour
- Ce brevet d’invention sera demandé, en France, le 23 octobre 1941 sous le numéro 876.313 et délivré le 27 juillet 1942. retour
Balkar
signifiepoutre
en suédois. retour- Hilding Brosenius. En uppfinnare minns. Stockholm : Carlssons, 1999. Un inventeur se souvient, telle pourrait être la traduction française du titre de cet ouvrage ; dans ce livre, l’auteur revient sur l’ensemble de ses inventions. retour
- Rika Devos, Nouvelle image pour un matériau connu. La promotion et l’utilisation du bois comme matériau de construction moderne à Bruxelles, Actes de la journée d’étude du 7 juin 2011 organisée dans le cadre de l’exposition
Bruxelles, prouesses d’ingénieurs
tenue au CIVA du 20 mai au 2 octobre 2011 : Le patrimoine d’ingénierie – 150 ans d’innovations structurales à Bruxelles. retour - Dans son ouvrage, Hilding Brosenius ne mentionne pas précisément le nom de cette société mais indique que son concessionnaire du nom de
Schauman
est un industriel à la tête d’unesociété finlandaise de construction de maisons en bois
et précise par ailleurs un lien de parenté avec Eugen Schauman (1875-1904) qui assassina, le 16 juin 1904, au Sénat, à Helsinki, Nikolaï Bobrikov (1839-1904), gouverneur-général du grand-duché de Finlande. La sociétéOy Wilh. Schauman AB
, quant à elle, constituée en 1937, est issue de la réunion de plusieurs usines créées par l’industriel Wilhelm Schauman (1857-1911) : la première usine de contreplaqué de Finlande fondée en 1912 à Jyväskylä, puis, dans les années 1920, une usine de carton à Savonlinna et une scierie à Joensuu. La sociétéOy Wilh. Schauman AB
construira des maisons en bois, dans les années 1940, dans la région de Savonlinna. retour - Hilding Brosenius. En uppfinnare minns. op. cit. retour
- Ibid. retour
- Ibid. retour
- Nous renvoyons ici au fascicule numéro 6, daté du 22 juin 1940. La revue Teknisk Tidskrift, fondée en 1871, relatait les résultats de recherches issues de divers domaines comme la technologie ou l’ingénierie. retour
- Hilding Brosenius. En uppfinnare minns. op. cit. retour
- Ibid. retour
- Dans le domaine de la résistance des matériaux, le flambage (ou flambement) est la tendance qu’a une poutre sollicitée en compression à se déformer sous une charge dans une direction perpendiculaire à l’axe de compression, et ainsi perdre sa résistance. retour
- Dans une poutre, dont le profil dessine un I, l’élancement définit la hauteur de ladite poutre, qui est constituée d’une âme (partie centrale verticale) et de deux ailes (ou semelles) qui sont les parties horizontales (l’une supérieure, l’autre inférieure) qui définissent la largeur. retour
- Hilding Brosenius. En uppfinnare minns. op. cit. retour
- Heimo Rahtu, Les constructions en bois aux Jeux olympiques, revue Unasylva, volume 7, n° 1, mars 1953. retour
- Ibid. retour
- Source : Hilding Brosenius. HB-BALKEN – Projektering, beräkning, provning och tillverkning (rapport). Stockholm : Statens råd för byggnadsforskning, 1990 [le titre de ce rapport pourrait être traduit : Poutre HB – Conception, calcul, essais et fabrication]. Ce rapport bénéficia d’une subvention de recherche octroyée, à son auteur, par l’Agence nationale suédoise pour la recherche sur le bâtiment.
Les épaisseurs des planches (rabotées et non rabotées) indiquées par Hilding Brosenius correspondent à la production suédoise ; en Finlande, les planches rabotées semblent légèrement moins épaisses. retour - Ibid. retour
- Pour relater certaines des expériences menées en Allemagne, nous pouvons citer quelques articles (parmi de nombreux) : Wilhelm Stoy, Über Versuche mit Drahtstiften als Holzverbindungsmittel [À propos d’expériences de clouage comme moyen d’assemblage des bois], revue Deutsche Bauzeitung, tome 64, 1930 ; Ernst Gaber, Statische und dynamische Versuche mit Nagelverbindungen [Essais statiques et dynamiques sur des assemblages cloués], revue Versuchsanstalt für Holz, Stein und Eisen, n°3, 1935 (Technischen Hochschule Karlsruhe). L’ingénieur Felix Fonrobert travailla également, au milieu des années 1930, sur des systèmes de poutres en bois clouées. Un ouvrage, traduit en français et intitulé Le clou dans la construction, sera publié par Wilhelm Stoy et Felix Fonrobert en 1939 (réédité en 1951), aux Éditions de la Librairie Polytechnique Ch. Béranger (une première édition de ce livre parut, dès 1933, avec Wilhelm Stoy et Erich Seidel comme auteurs) ; cet ouvrage contient une bibliographie détaillée au sujet des assemblages à clous dans la construction en bois. retour
- Pour apporter quelques précisions sur les planches à employer, ainsi que sur leur traitement, Hilding Brosenius préconise d’utiliser du bois séché à la vapeur : ce principe de séchage consiste à faire circuler (dans un espace clos) un courant d’air chaud et humide entre les planches pour absorber l’humidité du bois ; l’évaporation étant ainsi temporisée, ce procédé a la particularité de ne pas faire se fendre le bois. Après quoi l’ingénieur préconise l’application de deux couches d’huile de lin pour limiter la capacité des poutres à absorber l’humidité. retour
- Brevet n° 111 493, accordé en Suède le 15 juin 1944 et publié le 15 août 1944, sous le titre : Anordning för skarvning av flänsbalkar av trä [Dispositif pour réunir des poutres à semelles (ou ailes) en bois]. retour
- Heimo Rahtu, Les constructions en bois aux Jeux olympiques, op. cit. retour
- Ibid. retour
Les prémices d’un type [2/2]
Apartment-houses
Le 8 mai 1920, – en tant que membre du conseil d’administration de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’
, alors maître de l’ouvrage de l’opération – C. Rutten écrivit au journal local Het Vaderland
pour exposer son approche de la conception d’immeubles d’appartements aux Pays‑Bas. La construction (à partir de 1920) de tels immeubles y est alors complètement nouvelle, car jusqu’à cette époque – comme l’évoque C. Rutten dans sa lettre que le journal publiera –, l’édification de maisons individuelles domine l’ensemble du paysage urbain néerlandais et, selon lui, à La Haye, la construction de maisons ordinaires, petites et grandes […] continuera d’avoir la priorité sur tous les autres types de logement pendant des années encore
1. Une alternative à cette forme urbaine lui paraît cependant envisageable car des milliers de personnes, en revanche, sont prêtes à échanger leurs maisons pour les appartements à venir et à s’adapter au nouveau mode de vie
2 que représentent les immeubles d’appartements. Celui qui est alors en construction sur la Benoordenhoutseweg à La Haye – qui sera baptisé, plus tard, du nom de Huize Boschzicht
– marquera, aux Pays‑Bas, ce basculement vers le nouveau mode de vie
qu’évoque C. Rutten et que nombre de villes – européennes ou non : Paris, Londres, Berlin, New York ou Chicago – avaient d’ores et déjà expérimenté et adopté (pour certaines depuis longtemps) avec, cependant, divers degrés d’équipement.
Pour autant, le choix d’une telle typologie bâtie induit-elle de renoncer aux qualités individuelles offertes par la maison, pour ainsi dire séculaire ?
Pour C. Rutten, l’appartement doit être un espace dans lequel on habite et on vit avec plaisir et tranquillité
en même temps qu’un lieu doté de tous les conforts et de toutes les commodités, non seulement individuelles, mais aussi collectives, que la technologie moderne de construction pourra y apporter
3. C’est ainsi qu’à l’instar d’autres concepteurs, qui explorèrent également cette façon nouvelle d’habiter tout en préservant des qualités anciennes, les architectes du bâtiment de la Benoordenhoutseweg cherchèrent à offrir à leurs locataires un équivalent à la maison.
Pour étayer son propos, C. Rutten revient sur un article paru une semaine plus tôt dans le même journal en réagissant aux propos de deux auteurs britanniques évoqués dans l’édition du 1er mai 1920 : j’apprécie beaucoup les conseils donnés par Frank T. Verity et Edwin T. Hall dans leur livre sur les appartements
4. L’article du journal Het Vaderland
intitulé Nog eens over flats
[Une fois de plus sur les appartements
] évoquait en effet l’ouvrage intitulé Flats, urban houses and cottage homes paru en 1906 en Angleterre 5, en citant l’introduction rédigée par l’architecte Frank T. Verity : comme un appartement est le substitut d’une maison, il devrait fournir ce qu’une maison offre, à savoir des installations adéquates pour se divertir et une tranquillité pour les principaux locataires
.

Flats, urban houses and cottage home. London : Hodder and Stoughton, 1906
En publiant dans leur ouvrage des gravures d’immeubles londoniens ou parisiens et en expliquant leurs plans, les auteurs britanniques donnèrent à voir et firent connaître à nombre de concepteurs de par le monde un panorama d’expérimentations européennes, dont certains architectes et ingénieurs néerlandais purent se saisir. Mais, dans sa lettre au journal Het Vaderland
, au-delà de ce panorama européen, C. Rutten rappellait surtout les expériences typologiques américaines en citant les apartment‑houses
, réalisés essentiellement sur la côte est des États-Unis, qui étaient très proches (dans leurs équipements et leur organisation) des hôtels résidentiels
réalisés à La Haye au cours de cette période de l’entre‑deux‑guerres.
Au sujet de ces apartment-houses
, le journaliste américain Herbert Croly (1869-1930), dans la revue Architectural Record
, en février 1907 – avant d’évoquer quelques réalisations à Chicago – rappelait la genèse de ce type de constructions aux États-Unis : c’est en 1868 que le premier immeuble d’habitation fut construit à New York. Ce bâtiment n’était au départ considéré que comme une innovation venant de l’étranger, et il était, fait significatif, à la fois conçu par un architecte de formation française et en partie prévu pour l’usage d’artistes
6. H. Croly faisait ainsi explicitement référence à l’immeuble appelé Stuyvesant Apartments
7, en rappelant non seulement que le commanditaire de l’époque – Rutherfurd Stuyvesant (1843-1909) – admirait les immeubles parisiens, mais aussi que certaines réalisations de différents pays (dont la France), grâce aux voyages et aux échanges entre la France et les États‑Unis, comme par le biais des publications spécialisées, des journaux ou des périodiques, étaient connues et regardées.
En effet, en cette fin de XIXe siècle, ce premier apartment-houses
s’inscrivait dans une typologie similaire à celle dans laquelle certains immeubles érigés à Paris s’inscrivaient également. Destiné à la classe moyenne new-yorkaise, chaque appartement de l’immeuble Stuyvesant Apartments
était proposé à la location – moyennant un loyer annuel – et disposait des derniers équipements que l’époque ait alors pu offrir (sanitaire indépendant, salle de bains, cuisine équipée) ; distribué par deux escaliers, les parcours des résidents étaient dissociés de ceux des domestiques. Réalisée par l’architecte américain Richard Morris Hunt (1827-1895) – qui avait suivi les cours de l’architecte Hector-Martin Lefuel (1810-1880) à l’École des Beaux-Arts de Paris – cette construction ouvrit, aux États-Unis, la voie à d’autres immeubles de ce type, qui rivalisèrent parfois de propositions en matière d’équipements (collectifs ou individuels), pour rendre plus confortable la vie des locataires d’alors, et afin – sans doute aussi – de garantir le succès de telles opérations, en les rendant plus attractives.
Un article du journaliste Charles Carroll, paru en 1878 dans le Appleton’s Journal
et intitulé apartment-houses
, décrit de telles constructions et relate la vie qui s’y déroulait. L’auteur y précise que dans les grandes villes d’Allemagne, de France et d’Italie, c’est devenu le mode de vie habituel. La famille bourgeoise ordinaire aux revenus moyens raisonnables occupe un ‘appartement’, un ‘Wohnung’, un ‘piano’, en anglais courant ‘a floor’ [et] une telle résidence en commun n’entraine aucune stigmatisation ni inconvénients sociaux. […] Les appartements sont souvent grands, pratiques, voire luxueux. Chaque ménage est, dans l’essentiel, isolé de ses voisins, n’ayant rien en commun avec ceux qui l’entourent, sauf un toit, une entrée, un escalier, et quelques services généraux
8. En effet, l’innovation – ou, tout simplement, l’évolution – qui peut être observée dans le type d’habitation proposé lors de la réalisation de certains immeubles américains, peu après la deuxième moitié du XIXe siècle, repose sur les équipements des appartements et les services communs quotidiens proposés à l’ensemble des résidents, au sein de l’immeuble. En fonction des capacités financières des familles, plus ou moins de confort et de prestations sont ainsi proposés dans les immeubles, certains appartements pouvant même – moyennant finance – être transformés en hôtels familiaux
(family-hotels
) de luxe. Il est à noter que dans certains cas il s’agit aussi – et peut-être à plus forte raison dans une ville comme New York où le prix du foncier est élevé – d’un produit spéculatif ; Charles Carroll pointe d’ailleurs ce fait dans son article, lorsqu’il écrit : nos capitalistes discrets commencent de plus en plus à voir les possibilités de profit dans un tel investissement
9. Mais, parcourant la ville de New York, visitant amis ou connaissances, se renseignant sur les constructions récentes, l’auteur s’attache à offrir au lecteur, en 1878, la description de différents modèles de ces apartment-houses
, balayant ainsi une multiplicité d’offres, tout en ne manquant pas d’exposer certaines exagérations ou les manques de certaines propositions locatives, il décrit aussi les efforts d’équipements collectifs proposés afin de rendre la vie sociale plus agréable au sein des immeubles. Ainsi explique-t-il, par exemple, que même dans les ‘apartment-houses’ à l’origine équipés de cuisines privées, il a été jugé nécessaire d’avoir un restaurant supplémentaire, géré par le propriétaire de l’immeuble, pour les familles ; […] dans l’ascenseur nos amis trouvent le temps de discuter une minute […] et arrivés au rez-de-chaussée, nous déambulons […] dans la grande salle à manger, joliment meublée et décorée de fresques, avec sa longue rangée de tables séparées
10.
En cette deuxième moitié du XIXe siècle, si pour les familles la question des repas – pouvant être pris au sein des appartements ou, dans certains immeubles du moins, au sein de l’immeuble – relève de questions non négligeables, les soins du corps ainsi que l’hygiène deviennent également, à cette époque, des préoccupations significatives et la plupart de ces constructions feront l’objet de réflexions approfondies sur les moyens de garantir un accès à l’hygiène de plus en plus aisé pour une population croissante, notamment en ce qui concerne la production, le stockage et la distribution de l’eau chaude sanitaire, à tous les étages et dans tous les appartements ; il en est de même pour la question du linge de maison, et certains ensembles se verront ainsi dotés, au grenier, de séchoirs individuels réservés à chaque appartement.
Connaissant visiblement l’histoire, pour ainsi dire moderne
, des immeubles d’habitations américains (sans pour autant cibler aucun exemple en particulier), en 1920, C. Rutten renseigne davantage les lecteurs néerlandais du journal Het Vaderland
sur la vie dans les apartment-houses
en précisant que, parfois, certains contiennent des salles de billard, une bibliothèque et des salles de banquet
11. Continuant son énumération des services offerts aux locataires, il indique également que certains architectes américains ont pu penser à une salle spacieuse, où les enfants non-scolarisés sont occupés pendant la journée sous la surveillance d’expert. […] Le soir, ces salles sont ouvertes aux jeunes scolarisés et aux étudiants, qui peuvent également y faire leurs devoirs sous surveillance et encadrement. Cet établissement est parfois si perfectionné qu’il abrite une bibliothèque dans laquelle tous les manuels d’études possibles peuvent être trouvés, de sorte qu’il n’est même pas nécessaire de prendre les livres de l’école. En outre, ces bâtiments contiennent un certain nombre de chambres d’hôtes, de salles d’étude, de salles de travail, etc. Il n’est pas rare non plus de trouver des salons de coiffure, des installations de premiers soins en cas de maladie avec une infirmière permanente
12.
Dès le tournant du XIXe siècle, l’immeuble new-yorkais proposé pour les classes moyenne et supérieure urbaines devient un ensemble équipé – tant à l’échelle intime de l’appartement, qui se substitue peu à peu à la maison, qu’à l’échelle collective de l’immeuble – où une certaine forme de mixité d’usages s’invente ici en prenant appui sur des préoccupations alors en pleine réflexion, comme le confort, les soins du corps ou l’hygiène, mais aussi l’urbanisation et avec elle des enjeux économiques. L’architecture s’est ainsi adaptée à l’évolution de son siècle à travers l’invention de typologies nouvelles et l’intégration d’équipements faisant évoluer les modes de vie ; les architectes, explorant l’histoire tout en observant la demande sociale, se sont saisis de ce que leur apportait ce siècle, afin de faire face à une indigence qu’ils percevaient déjà allant croissant et qu’ils ont tenté, par leur métier, d’atténuer.
C’est ainsi que, poursuivant cette histoire à l’œuvre, cinquante ans plus tard, les concepteurs néerlandais s’attachant à formuler des réponses pour tenter de faire face à la pénurie de logements qui sévit aux Pays‑Bas à l’issue de la Première Guerre mondiale, tourneront leurs regards outre-Atlantique et s’appuieront sur les expériences américaines des apartment-houses
pour alimenter l’élaboration d’un nouveau type d’habitation : l’hôtel résidentiel qui, construit en premier lieu dans la ville de La Haye et se matérialisant, pour la première fois, sur la Benoordenhoutseweg, allait incidemment faire évoluer la manière de vivre dans cette cité hollandaise.
Huize Boschzicht

Huize Boschzicht, encore en chantier vers 1920 , vu depuis la rue Jozef Israëlslaan (source : collection des archives municipales de La Haye
Haags Gemeentearchief)
Le chantier de l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht
démarre, au début de l’année 1920 ; deux entreprises principales sont alors chargées de la construction : la N.V. Betonmaatschappij voorheen P. Bourdrez
et l’entreprise de construction Swaneveld en Bos
13. Pour renseigner davantage les techniques employées au cours de ce chantier, un des membres de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’
(probablement C. Rutten) expliquera – en adressant un courrier au journal local Het Vaderland
– le terrassement de la parcelle de la manière suivante : Toute la tourbe est excavée jusqu’au banc de sable et l’ensemble du terrain, sous les fondations, est recouvert de sable pur. Nous avons préféré cette méthode de fondation car elle nous donne une couche plus ou moins épaisse de sable pur sous l’ensemble du bâtiment et exclut le développement de vapeurs nocives provenant du sol à l’intérieur de la construction
14. Si l’on se fie au même journal, paru une année plus tard, la préparation de ce terrain d’assiette aura coûté, à lui seul, 45 000 florins 15. Les fondations et caves de ce bâtiment sont réalisées en béton armé ; la structure générale de l’immeuble se compose, quant à elle, de murs de briques rouges qui supportent des planchers creux en béton armé. Composé de quatre étages surmontés d’un toit terrasse, l’immeuble Huize Boschzicht
donne à voir, par l’emploi de divers matériaux, un ordre clair, une composition architecturale rectiligne et posée, créée essentiellement par les éléments structurels de l’immeuble : le soubassement et les deux entrées sont en granit, les appuis des larges fenêtres aux châssis d’acier sont en grès jaune, les linteaux soulignant les étages sont en béton brossé. Par l’entremise du concepteur néerlandais Hendrik Petrus Berlage (1856-1934) – chez qui travailla un temps, l’ingénieur J.J.L. Bourdrez – l’œuvre de l’architecte américain Frank Lloyd Wright (1867-1959) était connue de certains concepteurs aux Pays‑Bas. De ce fait, il n’est peut-être pas anodin de sentir dans la composition des deux halls d’entrées un emprunt à l’œuvre du concepteur américain : la présence des vitraux donnant jour et couleurs dans les espaces d’accueil, révélés par la présence de la lumière des courettes flanquant ces lieux de desserte, suggère, comme un clin d’œil étincelant, les recherches de Frank Lloyd Wright qui inspireront également le mouvement architectural néerlandais nommé : Nieuwe Haagse School
, et dans lequel s’inscrit ce bâtiment d’habitations aujourd’hui appelé Huize Boschzicht
; les lignes droites des boiseries en chêne habillant le parapet des escaliers formant garde-corps ou les murs des halls des rez-de‑chaussée, en accompagnant le déplacement des corps, accentuent aussi le modelé des espaces de circulation en jouant des ombres et de la lumière des lieux.

Malgré la présence d’œuvres dans ces halls, comme les sculptures de Johan Coenraad (dit Jan) Altorf (1876-1955) au rez-de-chaussée, ou la présence à chaque étage des vitraux de Gérard Rutten (1902-1982), la part artistique des espaces de circulation est majoritairement assumée, sans emphase, par la composition architecturale. C’est aussi à ce titre que cette construction, remarquée en France et publiée peu de temps après sa livraison, dès février 1923, dans la revue française Art et décoration, suscitera une certaine admiration, comme en témoignent les mots d’Henry Asselin : Un souci d’harmonie dans l’ensemble, la volonté d’éviter l’écueil qui était de faire lourd, massif, et, par-dessus tout la préoccupation d’être pratique, de multiplier le confort et d’ouvrir largement à l’air et à la lumière, voilà ce qui se discerne au premier coup d’œil
16.

Huize Boschzichtvu depuis la rue Benoordenhoutseweg (source : Art et décoration , février 1923)
Depuis la rue, quelques marches sont nécessaires pour atteindre ces halls distributifs. Le rez-de-chaussée de l’immeuble s’élève en effet à un mètre au-dessus du sol, dessinant un socle à la construction et réglant ainsi le rapport – toujours délicat – des appartements des étages inférieurs à l’espace public qu’ils côtoient. Monumentale mais aussi très simple, l’entrée est formée de grands blocs de pierre naturelle
17 ; comme évoqué, il s’agit ici de granit. Par un large couloir relativement bas, on entre dans le grand hall, à l’extrémité duquel un escalier mène au grand ascenseur
18. Comme pour le hall commun principal, les entrées de chaque appartement sont également éclairées naturellement, ces deux espaces distributifs ayant en partage les puits de lumière des courettes installées dans l’épaisseur du bâti.
De ce que donne à voir la presse locale, en 1920, en publiant quelques plans, les appartements proposés par les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten se développent principalement en longueur. Le dispositif d’entrée choisi pour chaque lieu d’habitation distribue, d’un côté, un hall (lui aussi éclairé naturellement par les mêmes courettes) qui mène aux espaces de vie de l’appartement, et de l’autre côté à une partie, que l’on pourrait qualifier de service
, où se concentrent une chambre pour domestique (dienstbode kamer
) et la cuisine de chaque habitation (keuken
) ; la série de monte‑plats individuels qui relie les appartements aux espaces communs du sous-sol (cuisine centrale, en particulier) fait le pivot entre ces deux espaces distincts dans l’habitation. Au sein de l’unité familiale, chaque temporalité de la vie domestique possède plusieurs pièces complémentaires : la salle à manger est proche de la cuisine ; la salle de séjour est en relation avec un salon attenant ; il s’agit d’un principe cher aux Hollandais, celui des pièces ‘en suite’ [qui] est ici respecté
19. Les chambres, associées à des salles de bains, forment quant à elles des unités de vie plus intimes au sein de l’appartement. Elles entretiennent avec ces espaces dédiés aux soins du corps et à l’hygiène, qui leur sont contigus, une relation possiblement directe ou non ; c’est ainsi autant l’intimité que la liberté de mouvement des résidents qui est ici envisagée et préservée. Les pièces de vie bénéficient – pour la grande majorité d’entre elles – d’un éclairage et d’une ventilation naturels. Enfin, quelques prolongements extérieurs sous la forme de loggias agrémentent les pièces principales (ou de repos) des lieux d’habitation ainsi conçus.
L’accès des résidents ou des visiteurs à cet immeuble s’effectue par les rues Benoordenhoutseweg et Neuhuyskade, en longeant l’espace boisé qui se développe au sud de l’édifice. En revanche, l’accès du personnel de service ou de livraison se fait au revers de l’immeuble, c’est-à-dire au nord, par la rue Mauvestraat ; cette entrée secondaire permet ainsi de dissocier les différentes parties de l’immeuble et de desservir, par un accès dédié, l’ensemble des espaces communs de services offerts aux habitants et placés au sous-sol (stockage des vélos, caves, cuisine centrale, etc.), ainsi que l’ensemble des locaux techniques de l’immeuble (chaufferie, réserve de charbon, etc.).
À la lecture des différents articles de presse de l’époque, la proposition typologique formulée par les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten paraît proche des apartment-houses
américains : la mise en place d’une cuisine centrale y fait songer ; l’attention portée au confort des locataires rapproche encore un peu plus cette expérience typologique néerlandaise de celles imaginées et bâties au XIXe siècle outre-Atlantique. Un autre lieu intégré à l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht
tisse encore un peu plus finement cette filiation : il s’agit du restaurant installé au rez‑de‑chaussée de l’immeuble. Celui-ci se situe bien sûr à un mètre au-dessus du sol, de sorte que l’on descend sur une terrasse dans le jardin situé devant. Derrière le grand restaurant se trouvent quelques pièces agréables pour des repas intimes ou des festivités. Le restaurant possède son propre vestiaire, W.C., etc. Il s’agit d’un tout en soi, mais bien sûr accessible de l’intérieur depuis tous les appartements
20. Comme un aller‑retour – faisant fi des distances et du temps –, cette brève description n’est pas sans rappeler les propos de Charles Carroll, parus en 1878 dans le Appleton’s Journal
, où il évoquait la présence de restaurants au sein des apartment-houses
. Ainsi, l’immeuble Huize Boschzicht
paraît-il se nourrir d’expériences construites, qui avaient, en leur temps et en d’autres lieux, jalonné l’histoire des modes de vie.
Au-delà de ces aspects typologique et programmatique, s’inscrivant dans le prolongement d’expériences regardées et comprises, et dans le fil d’une histoire à l’œuvre, il faut également évoquer ici un troisième aspect qui concerne les techniques constructives qui, elles aussi, se nourrissent et alimentent en retour une histoire matérielle du bâti.
En effet, pour parvenir à édifier rapidement et économiquement l’immeuble Huize Boschzicht
, les concepteurs eurent recours à un procédé technique particulier : les fameux planchers Moÿse [qui] ont été installés partout
21. Il s’agit d’un système de plancher par éléments préfabriqués imaginé par un entrepreneur liégois : Simon Moÿse. Brevetée en juin 1911 en Belgique, en juillet 1912 en France et en février 1913 aux Pays‑Bas, cette invention a pour objet un plancher creux en béton armé, pouvant être confectionné sans coffrage. […] Ce système consiste à placer à des intervalles réguliers ou irréguliers suivant les circonstances des poutres de faible hauteur de forme et d’armature quelconques, à placer dans les intervalles entre ces poutres des corps creux de forme et de matière quelconques, de hauteur telle que leur sommet arrive à la face intérieure du hourdis à confectionner sur place
22. Autrement dit : les poutres initiales préfabriquées supportant les corps creux forment en se combinant avec ceux-ci une sorte de sous-plancher
servant de coffrage perdu à la chape supérieure qui sera coulée sur l’ensemble ; l’espacement entre les corps creux laissant la possibilité de loger des fers à béton et des étriers, une fois scellées dans la chape, ces armatures forment autant de poutres définitives dans le plancher, qui participent à la résistance générale de la dalle légère ainsi formée. Ce système de plancher par éléments préfabriqués n’est toutefois pas le premier à voir le jour au début du siècle. L’invention de Simon Moÿse ressemble beaucoup aux planchers creux en béton armé du système Herbst. Mais avec cette différence que les sous-planchers sont plus légers et donc plus faciles à transporter
23, à plus forte raison si les corps creux préfabriqués sont composés de béton de pouzzolane.
La mise en œuvre simple et rapide d’un tel plancher en béton armé, ainsi que sa résistance éprouvée, auront certainement constitué des facteurs qui incitèrent l’entrepreneur Simon Moÿse à déposer cette invention dans plusieurs pays européens et qui, corollairement, conduisirent les architectes néerlandais à les utiliser.
À propos de la solidité d’un tel procédé technique, la presse relate qu’il a brillamment résisté aux tests de charge les plus difficiles
24, et les revues spécialisées, comme, par exemple, la revue Technisch Studenten-Tijdschrift
, dans son édition du 20 mars 1918, rapporte elle aussi que l’ingénieur J.J.L. Bourdrez a effectué un essai de charge sur cette construction de plancher avec un résultat favorable pour une charge utile de 500 kg par m², tandis qu’un second test avec une charge utile de 200 kg par m² a été réalisé sous le contrôle de l’Inspection municipale des bâtiments et du logement de la Ville de La Haye (
25. Quant au frère de l’ingénieur J.J.L. Bourdrez : Pieter Bourdrez – l’un et l’autre cogérants de la N.V. Gemeentelijk Bouw- en Woningtoezicht te’s-Gravenhage
)Betonmaatschappij voorheen P. Bourdrez
– le journal Het Vaderland
, dans son édition du 27 mars 1920, rapporte qu’il acheta à l’époque, une machine Moÿse
. L’article, faisant – de manière plus ou moins allusive – la promotion de l’invention, précise encore que cette machine peut produire environ 300 pièces par jour
, et suggère les avantages et applications que son acquisition représente : Tant qu’il ne possédait qu’une seule machine, M. Bourdrez n’osait pas promouvoir cette fabrication. […] Mais aujourd’hui, la situation a changé et il peut augmenter sa production jusqu’à 8 000 blocs par jour. Selon l’utilisateur, cette méthode de construction peut être utilisée pour réaliser une maison en six semaines
26.
Outre une utilisation dans la réalisation de planchers creux, économiques et résistants, ce système de construction ne fut pas uniquement mis en œuvre à l’horizontale, mais également employé à la verticale pour la constitution de murs, permettant ainsi, par exemple, la construction de maisons individuelles solides, bon marché et rapides à bâtir. D’ailleurs, et sur la base de son premier procédé, Simon Moÿse déclina, dans les années qui suivirent, différents systèmes constructifs : une poutre en béton composée de corps creux (brevet n° 493.799 déposé en décembre 1918, en France), une poutre creuse pour toiture formant charpente et couverture (brevet n° 493.800 déposé en décembre 1918, en France), des bateaux en béton armé composés de corps creux à emboîtement (brevet n° 497.711 déposé en mars 1919, en France), par exemple.
À l’issue de la Première Guerre mondiale aux Pays‑Bas, ce système inspira quelques architectes, dont Jan Wils (1891-1972), qui proposa une résidence d’été bon marché constituée de murs creux en béton 27.
Mais en ce qui concerne l’ensemble d’habitations Huize Boschzicht
, outre le fait que ce système de plancher ait pu influer sur le temps et les coûts de construction, il s’est avéré que le corps creux en béton est très insonorisant
28. Aussi, dans le cas de cette innovation typologique, et pour accompagner le passage du mode de vie individuel de la maison au mode de vie collectif de l’immeuble d’appartements – sans que les locataires n’éprouvassent les inconvénients du nombre de résidents –, cette caractéristique phonique aura probablement représenté un atout supplémentaire pour les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten, qui les incita également à employer ce procédé constructif.
Pour apprécier cet immeuble, le choix des valeurs : culturelle, historique et typologique, figurant dans le registre d’inscription des monuments nationaux néerlandais, paraît à même de révéler les différents aspects caractéristiques de l’intérêt que peut présenter cet édifice, car son inscription dans une histoire de l’Habiter ne semble pas pouvoir être niée, comme ne peut être nié le fait que ce bâtiment constitue également un témoin précieux de la Nieuwe Haagse School
. Pour autant, compte tenu de ce qui constitue cette expérience architecturale et au vu de ce qui a permis la réalisation de ce premier hôtel résidentiel
dans le contexte social et économique particulier de l’entre‑deux‑guerres, la dimension constructive devrait également être prise en compte. Ainsi, la valeur matérielle pourrait-elle aussi participer à caractériser ce qui fait l’intérêt d’une architecture. Au-delà de ce qu’exprime un bâtiment, l’ensemble des éléments qu’il contient et qui constituent sa substance (c’est-à-dire autant d’éléments qui ne se donnent pas forcément à voir immédiatement, comme les planchers, par exemple), sont aussi porteurs de sens et s’avèrent être autant de témoins discrets – mais tangibles – des savoirs et savoir-faire mis en œuvre qui relatent une part de l’histoire sociale, économique et artistique.
Aussi, bien qu’étant proche des arts et bien que pouvant être envisagée et décrite au prisme d’une histoire des styles, cette approche ne peut tout à fait suffire à comprendre une architecture dont la mise en œuvre de la matière doit demeurer la réalité concrète première.
Cette expérience néerlandaise, menée par les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten, témoigne de cette capacité de l’architecture à s’inscrire dans une histoire qu’elle prolonge et renouvelle.
L’immeuble Huize Boschzicht
, tant par les typologies qu’il interroge et réanime en faisant évoluer l’histoire de l’habitation urbaine, qu’au regard des choix matériels et des principes constructifs qu’il combine, pourrait indubitablement constituer un maillon significatif d’une histoire matérielle du bâti. Ce type d’immeuble d’appartements qui – aujourd’hui, à nouveau – serait à inventer, pourrait d’ores et déjà s’offrir comme support à une réflexion contemporaine sur l’Habiter. L’histoire des typologies, l’histoire des mentalités, comme l’histoire matérielle du bâti, ne cessent de constituer une matière parfois susceptible d’être support d’inspiration pour continuer à innover.
Dans le prolongement de la dynamique qui a présidé à sa construction, à La Haye dans les années 1920, les équipements mutualisés que proposèrent alors les concepteurs aux résidents locataires pourraient certainement trouver d’autres applications pour résoudre, par exemple, la question des services à domicile.
Comme ces architectes regardèrent l’histoire de l’architecture pour nourrir leurs propositions, ce serait être coupablement oublieux des œuvres produites par cet art – ainsi que des valeurs typologique, historique et culturelle dont elles sont investies – que de ne pas les considérer encore aujourd’hui comme autant de sources tangibles à même d’alimenter des propositions contemporaines.
- Journal
Het Vaderland
daté du 8 mai 1920. retour - Ibid. retour
- Ibid. retour
- Ibid.
Frank Thomas Verity (1864-1937), Edwin Thomas Hall (1851-1923), Gerald Callcott Horsley (1862-1917), sont tous trois architectes britanniques et co‑auteurs du livre Flats, urban houses and cottage home. London : Hodder and Stoughton, 1906 retour - Frank T. Verity, Edwin T. Hall, Gerald C. Horsley. Flats, urban houses and cottage home. London : Hodder and Stoughton, 1906. retour
- Herbert Croly,
Some Apartment Houses in Chicago
, revueArchitectural Record
, volume XXI, n°8, février 1907. retour - Cet immeuble d’appartements, détruit au début des années 1960, était situé au 142 East 18th Street à New York. Le bâtiment comptait 16 appartements et 4 studios d’artistes. retour
- Charles Carroll,
Appleton’s Journal : a magazine of general literature
, volume 5, n° 6, décembre 1878 retour - Ibid. retour
- Ibid. retour
- C. Rutten. Journal
Het Vaderland
daté du 8 mai 1920. retour - Ibid. retour
- Source : journal
Haagsche Courant
daté du 8 novembre 1919. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 28 février 1920. retour - Source : journal
Het Vaderland
daté du 29 janvier 1921. Le cours à Paris pour le florin n’a pas pu être trouvé en janvier 1921. Cependant, selon le Bulletin de la Statistique générale de la France (Tome IX – Fascicule IV, juillet 1920), au marché des changes en juin 1920, le cours à Paris pour 100 florins est en moyenne de 444. À cette époque 45 000 florins valent donc 199 800 francs. Selon l’INSEE, compte-tenu de l’inflation et du passage des anciens francs à l’euro, le montant de 199 800 francs (valeur 1920) correspondrait, environ, à la somme de 198 423,39 euros (valeur 2019). retour - Henry Asselin, Une maison moderne en Hollande, Art et décoration, février 1923. retour
- Journal
Het Vaderland
daté du 29 janvier 1921. retour - Ibid. retour
- Henry Asselin, Une maison moderne en Hollande, Art et décoration, février 1923. retour
- Journal
Het Vaderland
daté du 29 janvier 1921. retour - Ibid. retour
- République française – Office national de la propriété industrielle – Brevet d’invention n° 443.719, demandé le 11 mai 1912 par M. Simon Moÿse et délivré le 20 juillet 1912. retour
- Revue
Technisch Studenten-Tijdschrift
, n°9, 20 mars 1918 – Le système Herbst mentionné dans l’article correspond au brevet d’invention n° 327.432, demandé, en France, le 17 décembre 1902 par Wilhelm Herbst. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 27 mars 1920. retour - Revue
Technisch Studenten-Tijdschrift
– n°9, 20 mars 1918.
Le journalHet Vaderland
daté du 27 mars 1920, précise que le directeur de l’Inspection municipale des bâtiments et du logement de la ville de La Haye se nomme alors A.J.M. Stoffels et que les tests de charge ont été effectués à Voorburg, à l’est de la ville de La Haye. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 27 mars 1920. retour - Une esquisse de cette maison servira d’illustration à l’article de P.W. Scharroo intitulé
Verplaatsbare woningen in hol, gewapend beton
[Habitations mobiles en béton armé creux] et paru dans la revueTechnisch Studenten-Tijdschrift
– n°9, 20 mars 1918. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 27 mars 1920. retour
Les prémices d’un type [1/2]
De Moderne Woning
L’immeuble d’appartements, aujourd’hui appelé Huize Boschzicht
1, a été inscrit sur la liste des monuments nationaux néerlandais le 15 avril 1993. Le registre d’inscription répertoriant ces édifices mentionne que cet immeuble avec jardin (enregistré sous le numéro 452729) a une valeur culturelle, historique et typologique car il constitue, pour les Pays-Bas, une forme d’habitation rare du luxueux hôtel résidentiel qui a connu un certain essor entre les deux Guerres mondiales, en particulier à La Haye. C’est également le plus ancien immeuble d’appartements des Pays-Bas
2.
Outre le fait que cette construction soit un exemple remarquable du courant artistique et architectural de la Nieuwe Haagse School
[Nouvelle École de La Haye
] – inscrite dans une approche rationaliste de l’architecture –, l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht
marque également une rupture singulière avec la manière néerlandaise d’habiter, dans la mesure où le modèle de la maison particulière qui était, aux Pays-Bas, de toute tradition
3 avait été, jusqu’à l’issue du premier conflit mondial, la seule réponse apportée aux habitants (avec ou sans le concours des architectes). Un appartement n’a rien de néerlandais
écrivait en 1921, la rédaction du journal Het Vaderland
4.
Pour autant, les conséquences de l’immédiat après-guerre et, en particulier, la pénurie de logements que connurent, à cette époque, les Pays-Bas, incitèrent certains concepteurs d’alors à rompre avec la forme traditionnelle d’un habitat basé sur le modèle d’une construction individuelle pour proposer des formes de vies collectives, pour lesquelles ils empruntèrent à des expériences étrangères, essentiellement américaines, françaises ou anglaises. Ce sont donc dans des conditions économiques singulières (ayant pour corollaire la rareté des matériaux de construction) que cet immeuble d’appartements – inaugurant des recherches vers un nouveau type d’habitat dans cette partie de l’Europe – vit le jour.
En amont de l’édification du bâtiment, une société commerciale fut créée, non seulement pour construire, mais ensuite pour exploiter cet immeuble d’un type nouveau. Le journal Haagsche Courant
fait état de la création de la société N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning‘
en date du 7 novembre 1919 et mentionne que l’acte de constitution de la première société de construction d’appartements à La Haye […] a été adopté
5, devant notaire ; il est précisé que le capital de l’entité juridique ainsi créée s’élevait à 500 000 florins 6. Dans ce même quotidien il est encore indiqué que la société susnommée a, par ailleurs, acquis un grand terrain le long de la route Benoordenhoutschen et des voies Neuhuyskade et Mauvestraat, à La Haye. Dans son édition du même jour, le journal Het Vaderland
publie, quant à lui, un encart sur la création de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’
[Société de construction et d’exploitation ‘La Maison Moderne’
], dans lequel est précisée la composition du conseil d’administration de cette société, parmi les membres duquel figurent notamment quatre personnalités : J.J.L. Bourdrez, A.W. Swaneveld, W. Verschoor et C. Rutten.
– Joseph Jean Leonard Bourdrez (1862-1924) était ingénieur en structure (bouwkundig ingenieur
), spécialisé dans les travaux de béton armé. Peu après son décès, en 1925, la revue De Ingenieur
7 lui rendit hommage en revenant sur ses différentes formations et son parcours professionnel : se destinant initialement à l’enseignement, il étudia les langues étrangères (plus particulièrement l’anglais) mais ne trouvant finalement pas satisfaction dans cette voie, il reprit des études techniques pour devenir ingénieur en 1895. Il travailla alors chez divers architectes, dont Hendrik Petrus Berlage (1856-1934), avant de collaborer avec différents bureaux d’ingénieurs jusqu’au début des années 1900. S’intéressant aux potentialités de l’emploi du béton armé, il participa à cette époque, à la création de l’entreprise de construction dénommée N.V. Hollandsche Gewestelijke Beton Maatschappij
[Société anonyme Entreprise régionale néerlandaise de béton
] avant de co-diriger, jusqu’en 1922, la N.V. Betonmaatschappij voorheen P. Bourdrez
[Société anonyme Entreprise de béton anciennement P. Bourdrez
] 8, à La Haye. D’importants travaux seront menés par cette société, parmi lesquels peuvent être notamment cités : la construction d’un abattoir à Arnhem, d’un silo à Bergen-op-Zoom ainsi que l’édification de quelques usines à Hoogkerk ou Ede. Concepteur également de quelques villas privées à La Haye, Laren ou Utrecht, J.J.L. Bourdrez participa à introduire aux Pays-Bas quelques procédés techniques étrangers, comme le système de plancher creux en béton armé
, conçu et breveté en juin 1911 en Belgique par l’entrepreneur liégeois Simon Moÿse 9. Par ailleurs très investi dans la vie de la cité où il résidait, J.J.L. Bourdrez fut membre du conseil municipal de la ville de La Haye, puis nommé, en 1908, à la Commission du Conseil pour les travaux et les biens de la municipalité (Raadscommissie voor de Plaatselijke Werken en Eigendommen Gemeente Den Haag
) ; fonction dont il démissionna en mai 1919 10.
– Adriaan Wouter Swaneveld (1886-1957), était également ingénieur et entrepreneur. Résidant à La Haye, comme J.J.L. Bourdrez, il fonda en janvier 1919, la société de construction Swaneveld en Bos
, avec Abraham Bos (1879 ?- 1951 ?) – qui résidait, quant à lui, à Rijswijk – en vue de prendre et d’exécuter tous travaux de construction
11. Au sortir de la guerre, l’entreprise Swaneveld en Bos
, dont le siège était situé à La Haye, sera active dans cette ville où elle participera à résorber la pénurie de logements. En 1921, elle réalisera, par exemple, les travaux pour la construction de l’ensemble d’habitations Papaverhof
conçu par l’architecte Jan Wils (1891-1972).
– Willem Verschoor (1880-1968), qui fait également partie du conseil d’administration de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’
, était architecte. Bien qu’il semble avoir suivi différents cours privés et cours du soir pour l’apprentissage du dessin d’architecture 12, sa formation est essentiellement pratique ; il a travaillé quelques années dans différents bureaux d’architecture aux Pays-Bas, mais également en Allemagne comme, par exemple, dans les villes de Dortmund et Düsseldorf. Personnage peu connu – du moins, en France – ses travaux architecturaux peuvent être documentés par les archives conservées aujourd’hui au Het Nieuwe Instituut
13. Avant de s’installer à La Haye, en 1913, comme architecte indépendant, W. Verschoor était entré, en 1907, au Service des Travaux municipaux (dienst van gemeentewerken
) de cette même ville 14; il n’est pas improbable que ce fût au cours de cette expérience qu’il rencontra J.J.L. Bourdrez, avec lequel il s’associera, en 1919, pour la construction de l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht
.
W. Verschoor résidait à Rijswijk, commune de la banlieue sud de La Haye, où résidait également A. Bos (associé à A.W. Swaneveld dans l’entreprise Swaneveld en Bos
), et où il réalisera, dans les années 1950 et 1960, différents projets de rénovation ou d’extension de bâtiments existants, principalement à vocation tertiaire 15. Ces projets, réalisés vers la fin de sa carrière, élargissent l’horizon de la pratique de cet architecte et s’inscrivent en complément des recherches typologiques, menées au cours de la période de l’immédiat après-guerre et liées à l’introduction aux Pays-Bas de ces immeubles résidentiels, qu’il expérimenta d’ailleurs à plusieurs reprises et parmi lesquels peuvent notamment être cités des projets qui firent suite à la conception et la réalisation de l’immeuble Huize Boschzicht
, comme, par exemple : les immeubles d’habitations Arendsburg
(sis 108, rue Wassenaarseweg à La Haye, réalisé vers 1925) et Van Stolkweg
(sis 14, rue Van Stolkweg à La Haye, réalisé en 1927-1928).
Par ailleurs, W. Verschoor, qui ne s’est pas laissé enfermer dans la spécialisation ou le systématisme d’un programme récurent – même s’il participa éminemment à faire évoluer ce programme –, a également réalisé, en 1935, dans le quartier de La Haye où se trouve l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht
, l’église protestante Duinzicht
(sise 89-91, rue Van Hogenhoucklaan). Dans cette même approche ouverte des programmes, peuvent encore être relevées deux autres réalisations majeures de cet architecte, que sont : l’hôtel de ville avec école (Raadhuis met school
) de Voorschoten, construit en 1925, et l’ancien lycée chrétien de la ville d’Alphen aan den Rijn, bâti au numéro 19 de la rue Burgemeester Visserpark, qui constituent l’un et l’autre des projets où son appartenance à la Nieuwe Haagse School
– École influencée par les expériences de l’architecte américain Frank Lloyd Wright (1867-1959) – peut encore se lire explicitement.
Si ces projets semblent n’être dus qu’à l’architecte W. Verschoor, les archives conservées au Het Nieuwe Instituut
mentionnent parfois des associations, comme ce sera le cas sur quelques projets menés pour la ville de La Haye entre 1910 et 1920, où le nom de W. Verschoor est associé à celui d’autres concepteurs, notamment avec C. Rutten.
– C. Rutten est le quatrième membre du conseil d’administration de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’
, mentionné par le journal Het Vaderland
, dans son édition du 8 novembre 1919. La vie de ce concepteur est mal connue, y compris aux Pays-Bas où elle est assez peu documentée. Aussi, est-il délicat de donner ses dates de naissance et de décès, car même le prénom de C. Rutten est incertain : si le C
semble pouvoir être celui de Cornelis
, aucun document jusqu’ici consulté ne permet réellement de l’attester.
Cependant quelques rapprochements et recoupements peuvent être faits qui permettraient d’éclairer, tant soit peu, la biographie de ce concepteur. En 1923, la revue Klei
présentait les plans et perspectives de l’ingénieur C. Rutten et l’architecte W. Verschoor
16 pour la conception d’un théâtre moderne (Ontwerp van een modern theater
) ; dans cette même livraison, un dessin du jeune artiste Gérard Rutten
17 était également présenté. Il s’agissait du travail du graphiste, peintre, et cinéaste (à partir des années 1930) : Gérardus Maria (dit Gérard) Rutten (1902-1982). On retrouve également l’intervention de cet artiste sur l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht
, pour lequel il réalisa des vitraux aux tons fauves
, comme les décrivait Henry Asselin : œuvre de Gérard Rutten : ils sont conçus dans une formule cubique assez hardie ; leurs personnages aux draperies anguleuses et aux gestes mathématiques, symbolisent, non sans puissance, le passé, le présent et l’avenir
18. Au moment du décès de cet artiste, le journal Het Parool
, écrivait : fils d’un architecte, Gérard Rutten est né à La Haye le 19 juillet 1902
19, ce qui peut apporter un éclairage sur ces collaborations, sans toutefois apporter plus d’informations biographiques précises concernant C. Rutten, lui-même 20.
En outre, la profession de C. Rutten n’est pas – non plus – clairement établie : tandis que les articles de presse de l’époque précisent toujours que W. Verschoor est architecte, C. Rutten apparaît, quant à lui, tantôt architecte, tantôt ingénieur 21.
Pour autant, pour la conception de l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht
l’association de W. Verschoor et C. Rutten peut être avérée, comme en témoignent les archives de W. Verschoor conservées au Het Nieuwe Instituut
, où – bien que la signature de C. Rutten ne soit pas apposée – leurs deux noms apparaissent sur les dessins de ce projet.

Il n’en demeure pas moins que c’est à C. Rutten – tel que toujours nommé dans les publications de l’époque que nous avons consultées – que reviendra la tâche d’expliquer, dans la presse locale, ce projet particulier ; ses propos renseignent, par exemple, sur la temporalité de la construction et l’avancement du chantier. En 1919, dans un article paru dans le journal Het Vaderland
, il indique que les plans ainsi que les préparatifs de mise en œuvre sont travaillés avec vigueur et, cette année, nous serons en mesure de poser les bases du premier hôtel résidentiel de La Haye (
22. La construction de cet immeuble démarre au début de l’année 1920 : Haagsche Woonhotel
) qui sera équipé des meilleures exigences de l’époqueun des commissaires de la N.V. ‘De Moderne Woning’ nous écrit que la construction du grand immeuble d’appartements de la rue Benoordenhoutschen a commencé…
23. En janvier 1921, seuls le sous-sol et le rez-de-chaussée sont édifiés ; malgré l’activité du chantier, au cours de cet hiver 1921, quelques journalistes parcourent l’immeuble alors en construction et partagent, suite à cette visite, leur sentiment avec les lecteurs : avec beaucoup d’intérêt, nous sommes descendus dans les profondeurs puis nous sommes montés dans les étages. La première impression est celle d’une construction très solide
24. Au cours de l’année 1920, au moment des premiers terrassements sur la parcelle, la presse locale s’était déjà fait l’écho – timide – de la construction de cet immeuble à la typologie novatrice pour ce pays. Le 7 février 1920 la rédaction du journal Het Vaderland
publiait une perspective du projet (signée de la main de l’architecte W. Verschoor) en accompagnement d’un bref article. La même année, le 28 février, toujours dans le quotidien Het Vaderland
, était publié un encart, non moins sommaire, sur le projet en cours d’édification. Il faudra attendre le 28 août 1920 pour que les plans de deux appartements soient publiés dans ce journal. La rédaction du quotidien justifiera ne pas avoir publié ces plans auparavant, par le fait que les concepteurs craignaient le plagiat. Maintenant que l’immeuble sort de terre […] nous avons reçu quelques plans d’étage, qui donnent une bonne idée de ces appartements extrêmement pratiques et faciles à vivre
25. Trente-deux appartements étaient alors prévus à la location, pour un loyer annuel compris entre 3 500 et 4 000 florins 26.
Si, en lui-même, l’immeuble d’appartements constituait alors une certaine innovation au regard des modes de vie aux Pays-Bas, la particularité de cet immeuble doit encore être recherchée dans les installations mutualisées et l’ensemble des équipements proposés pour ce loyer : cuisine centrale au sous-sol (reliée aux appartements par des monte-plats), restaurant, salle à manger commune au rez-de-chaussée, bibliothèque, salle de billard, chambres d’hôtes, portier et gardien de nuit ; une annonce parue dans la presse, en date du 18 octobre 1919, précisait encore : chauffage, eau froide et chaude, téléphone et autres commodités inclus
27.
Dans l’immeuble
Huize Boschzicht
, que la fiche de l’inventaire des monuments nationaux néerlandais nomme : hôtel résidentiel
, ce sont précisément ces équipements – en relation étroite avec la vie au sein du bâtiment – qui vont caractériser l’évolution des modes de vie, non seulement à l’échelle urbaine – avec l’apparition d’immeubles dans les quartiers résidentiels –, mais aussi à l’échelle de l’habitation elle-même, car, rappelons-le, un appartement n’a rien de néerlandais
28.
Par ailleurs, le site choisi pour l’édification d’un tel programme – au contact direct de l’une des plus ancienne forêt des Pays-Bas : la Haagse Bos
– n’est pas anodin, car cette présence qui qualifie le quartier, permet aussi de donner un cadre à un projet aussi novateur et singulier tout en proposant un maximum d’ouverture sur cet horizon paysager et – d’une certaine manière – encore relié à un élément appartenant à l’histoire du pays et relevant d’un temps long à même d’accueillir cette maison moderne
. Au rez-de-chaussée, la salle à manger commune bénéficiait d’ailleurs de la vue sur cet élément verdoyant 29.
Même si les équipements communs proposés pour cet immeuble (en particulier la cuisine centrale et la salle à manger), s’écartent de l’organisation individuelle de la maison au bénéfice de l’émergence d’un mode de vie collectif, et laissent supposer l’abandon, au sein de l’appartement, de toute présence de domestiques, voire des pièces vouée à la commensalité, la lecture des plans publiés dans la presse locale montre qu’il n’en est rien, au contraire : chaque appartement possède toujours une cuisine (keuken
) et une salle à manger (eetkamer
), ainsi qu’un espace réservé à la domesticité, situé non loin de l’entrée (dienstbode kamer
/ chambre pour domestique
). Si cet espace, au sein de l’appartement et dans cet immeuble, peut surprendre (l’intention étant ici de mutualiser les services, ce qui pouvait aussi avoir pour corollaire la diminution du coût du personnel domestique), il convient à nouveau de se rappeler que ce bâtiment est le premier de ce type qui sera construit aux Pays-Bas et que jamais aucun habitant aisé de la ville de La Haye ne pouvait avoir alors encore envisagé renoncer à ce genre de service individualisé, pouvant aussi être considéré comme un marqueur de classe.
Aussi, dans ce cadre et avec certaines précautions prises, et malgré la rupture typologique que formulait le programme du bâtiment, certains habitants de La Haye n’hésitèrent nullement à s’engager dans la location d’un appartement dans cet édifice, si bien qu’en février 1920, alors même que les travaux de terrassement avaient tout juste commencé, sur trente-deux appartements, seuls six restaient à louer 30. La proposition formulée par les fondateurs et administrateurs de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’
fut donc un succès qui engagea, à sa suite, d’autres constructions de ce type – conçues par d’autres architectes, mais sur des programmes semblables – qui virent le jour à La Haye durant les années de l’entre-deux guerre.
Si ces prémices peuvent être trouvées à La Haye, avec l’immeuble Huize Boschzicht
, cette typologie essaima au‑delà, jusque dans la ville portuaire de Rotterdam, notamment avec la construction de l’hôtel résidentiel Westzeedijk
31, conçu et réalisé par l’architecte Frans Lourijsen (1889-1934), entre 1928 et 1930.
Le type alors nouveau de l’hôtel résidentiel, qui rencontra le succès auprès des habitants de La Haye et qui circula ensuite sur le territoire des Pays-Bas, n’en est cependant pas exclusivement issu et ne saurait ainsi être tout à fait considéré comme une création des concepteurs de ce pays, mais plutôt comme une transposition de la part de W. Verschoor et C. Rutten, qui – de par leurs formations, leurs voyages, leur culture ou leur curiosité – surent alors mobiliser des références européennes ou américaines, pour innover tout en se nourrissant de l’histoire de l’habitation urbaine.
- Initialement sans nom, cette construction élevée sur la rue Benoordenhoutschen a été dénommée ainsi à partir de 1937. retour
- La fiche concernant cet immeuble est consultable, en ligne, à l’adresse suivante : https://monumentenregister.cultureelerfgoed.nl/monumenten/452729 retour
- Henry Asselin, Une maison moderne en Hollande, Art et décoration, février 1923.
Henry Asselin (1884-1978), était homme de lettres, journaliste et critique d’art, on lui doit notamment deux publications sur la Hollande : L’Âme et la vie d’un peuple. La Hollande dans le monde, Paris : Perrin et Cie, 1921 (ouvrage orné de 50 gravures) ; Psychologie du peuple hollandais, La Haye : A.A.M. Stols, 1947 (source : data.bnf.fr / BnF). retour - Citation extraite de l’article intitulé
De flatbouw aan den Benoordenhoutschen weg
[L’immeuble d’appartements de la rue Benoordenhoutschen],Het Vaderland
, édition du 29 janvier 1921.
Het Vaderland
[La Patrie] était un journal du soir néerlandais, publié à La Haye, de 1869 à 1982, dans lequel – outre les informations quotidiennes – l’art et la culture prenaient une place particulière. retour - Journal
Haagsche Courant
, daté du 8 novembre 1919. L’acronyme N.V. correspond àNaamloze vennootschap
que l’on pourrait traduire, en français, parSociété anonyme
. retour - Selon le Bulletin de la Statistique générale de la France (Tome IX – Fascicule II, janvier 1920), au marché des changes en novembre 1919, le cours à Paris pour 100 florins est en moyenne de 353. À cette époque 500 000 florins valent donc 1 765 000 francs. Selon l’INSEE, compte-tenu de l’inflation et du passage des anciens francs à l’euro, le montant de 1 765 000 francs (valeur 1919) correspondrait, environ, à la somme de 2 337 119 euros (valeur 2019). retour
- Revue
De Ingenieur
, n°4, janvier 1925. retour - P. Bourdrez correspond à Pieter Bourdrez (1868-1945), qui se trouve être le frère de Joseph Jean Leonard Bourdrez. retour
- Nous ne savons que peu de choses sur l’entrepreneur belge Simon Moÿse. Les brevets qu’il déposa, dans le courant des années 1910, indiquent qu’il résidait à Liège, au numéro 12 de la rue Albert de Cuyck. Aux environs de la déclaration de la Première Guerre mondiale, il semble s’être exilé aux Pays-Bas : l’inventaire des archives de
l’Association de crédit pour les Belges (Société anonyme néerlandaise à La Haye) – 1915-1937
, mentionne la conservation d’un dossier le concernant. retour - Source : Archives municipales de la ville de La Haye. retour
- Le quotidien
Het Vaderland
, en date du 18 janvier 1919, publia dans ses pages un encart annonçant la création de cette société. retour - Source :
Persoonlijkheden in het Koninkrijk der Nerderlanden in woord en Beeld
[Personnalités du Royaume des Pays-Bas en mots et en images
], sous la direction de N. Japikse et H.P. van den Aardweg, Amsterdam : Van Holkema & Warendorf, 1938. retour - Le
Het Nieuwe Instituut
[Le nouvel institut], basé à Rotterdam, a pour mission d’apprécier et de valoriser l’importance culturelle et sociale de l’architecture et du design par l’organisation d’expositions, la conservation d’archives, etc. Créé en 2013, leHet Nieuwe Instituut
est la fusion entre leNetherlands Architecture Institute
(NAi), leVirtueel Platform, kennisinstituut voor e-cultuur
et lePremsela, Instituut voor Design en Mode
. retour - Source :
Persoonlijkheden in het Koninkrijk der Nerderlanden in woord en Beeld
(1938) retour - Nous renvoyons ici à l’inventaire réalisé en 2000 par le
Het Nieuwe Instituut
des archives conservées de l’architecte Willem Verschoor. retour - Magazine
Klei : tijdschrift gewijd aan de belangen van de Klei-industrie
[Argile : magazine dédié aux intérêts de l’industrie de l’argile], n°5, 1er mars 1923. retour - Ibid. retour
- Henry Asselin, Une maison moderne en Hollande, Art et décoration, février 1923. retour
- Journal
Het Parool
, daté du 29 juin 1982 ; l’article s’intitule :Rutten : leven van mislukte kansen
[Rutten : une vie d’opportunités manquées
].
retour - Pour avoir consulté les documents d’état civil de la famille du cinéaste, l’acte de naissance de Gérard Rutten indique que son père,
Kornelis Rutten
, était effectivement architecte (l’acte conservé mentionne le termebouwkundige
). Le prénom du père de Gérard Rutten s’écrit ici avec la lettreK
, alors que la signature apposée en bas du document semble dessiner la lettreC
. L’acte de mariage de Gérard Rutten avec Emmy Wilhelmina Lucie Broekman (1905-2000), daté du 31 mai 1932, mentionne que le père du marié, ici renseigné comme étant ingénieur civil, se prénommeCornelis Rutten
.
Cornelis (Kornelis ?) Rutten eut également une fille prénommée Johanna Francisca Maria (1906- ?) ; sur son acte de mariage il est indiqué que son père, iciKornelis Rutten
, est architecte [le document contient clairement le termearchitect
] ; l’acte de naissance de Johanna Francisca Maria consigne, également, l’identité du père sous la forme deKornelis Rutten
, mais sa profession est icibouwkundige
; la signature de cet acte – semblable à celle de l’acte de naissance de Gérard Rutten – dessine clairement la lettreC
.
Les archives de l’état civil (acte de naissance et acte de décès) mentionnent que le père de ces deux enfants,Kornelis Rutten
(orthographié avec un « K »), est né à Wijchen en 1873 et décédé à La Haye en 1955, mais l’acte de décès indique queKornelis Rutten
estsans profession
(zonder beroep
). Les divergences orthographiques du prénom de Rutten et les imprécisions relatives à sa profession, ne permettent pas d’affirmer de façon certaine qu’il s’agit bien du même personnage, comme elles expliquent peut-être – sans toutefois l’excuser –, l’omission, faite par l’histoire, de ce concepteur qui travailla, en association avec l’architecte Willem Verschoor, à l’édification du premier immeuble d’appartements des Pays‑Bas, par lequel une manière nouvelle d’habiter allait voir le jour dans ce pays. retour - À titre d’exemple, nous pourrions citer deux journaux :
les plans de la construction ont été conçus par M. C. Rutten, ingénieur (
(journalingenieur
) et M. W. Verschoor, architecte (architect
)Haagsche Courant
, daté du 8 novembre 1919) ; à propos de l’administration de la N.V.Bouw- en Exploitatie-Maatschappij
:De Moderne Woning
la direction reste entre les mains des architectes (
(journalarchitecten
) Rutten et VerschoorHet Vaderland
daté du 6 novembre 1921). retour - Journal
Het Vaderland
daté du 18 octobre 1919. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 28 février 1920. Le nom du commissaire cité n’est toutefois pas précisé dans l’article. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 29 janvier 1921. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 28 août 1920. retour - Pour établir une comparaison, le cours de novembre 1919 pourrait être repris ici ; pour rappel et selon le Bulletin de la Statistique générale de la France (Tome IX – Fascicule II, janvier 1920), au marché des changes en novembre 1919, le cours à Paris pour 100 florins est en moyenne de 353. À cette époque 3 500 florins valent donc 12 355 francs et 4 000 florins valent donc 14 120 francs. Selon l’INSEE, compte-tenu de l’inflation et du passage des anciens francs à l’euro, le montant de 12 355 francs (valeur 1919) correspondrait, environ, à la somme de 16 359,83 euros (valeur 2019) et le montant de 14 120 francs correspondrait, environ, à la somme de 18 696,95 euros (valeur 2019). retour
- Journal
Het Vaderland
daté du 18 octobre 1919. retour - Journal
Het Vaderland
daté du 29 janvier 1921. retour - Cette phrase est mise au passé car, autour de 1960, l’activité de la cuisine centrale cessa et la salle à manger, ainsi que la salle de billard, furent transformées en petits appartements. retour
- Journal
Het Vaderland
daté du 7 février 1920. retour - Nous renvoyons à l’article consacré à l’hôtel résidentiel de la rue Westzeedijk, où l’on remarquera la disparition des espaces réservés à la domesticité au sein des appartements. retour
Le jour suivant
La guerre
était sur le point de s’achever – du moins, les médias annonçaient-ils une prochaine et, néanmoins, progressive reprise des activités – et cela s’accompagnerait aussi, sans doute, de la fin du chant des oiseaux. Cette guerre
n’aurait duré que quelques mois et n’aurait causé aucune destruction – pire : elle aurait même donné lieu à quelques constructions, temporaires certes, mais tout de même… – et, bien qu’elle fût sur le point de s’achever, quelque chose – pourtant – ne nous permettait pas de dépasser complètement son caractère irréel – pour ne pas dire : déréalisé.
Les distances qu’elle avait instaurées, la dématérialisation qu’elle avait engendrée, accompagnées de la désincarnation de milliers de victimes dont les faire-part – en grand nombre – ne pourraient donner lieu qu’à de hâtives obsèques, nous maintenaient dans une forme d’abstraction des choses et des lieux.
Nous aurons survécu et, bien que l’heure fût alors au recueillement, l’histoire – qui avait commencé demain – déjà nous intimait un effort pour la suite. Mais quelle suite ?
Quelque chose aurait évolué en nous au cours de ces mois, mais saurions-nous vraiment dire quoi ?
Quelque chose allait devoir être changé – cela était certain –, mais saurions-nous au juste comment faire ?
Le désastre avait conduit certains à s’exiler vers des provinces moins peuplées et – l’espéraient-ils – plus amènes. Mais si cet exode aurait pu, à certains égards, contribuer à rééquilibrer les territoires, il avait aussi, par endroits, fait courir le risque d’en déstabiliser le précaire équilibre. La confrontation de ce dernier à un accroissement soudain de populations fragilisées avait mis en évidence l’indubitable nécessité – autant que la contingence – des équipements et services à caractère médical ou social.
La question de savoir ce qui avait motivé cet exode – ce qui avait été fui, ou ce qui avait été recherché – ne pouvait être éludée, tant il était indéniable que chaque exilé emportât avec lui une part de ce à quoi il semblait chercher à se soustraire.
Ils étaient partis, un peu comme ils seraient partis en vacances – pour la plupart vers les mêmes destinations –, mais avec un empressement accru, emportant avec eux – pour certains – de quoi pouvoir travailler, car la durée du séjour leur était incertaine. Sur place, les temporalités décalées de populations déplacées tentant de maintenir une activité en des lieux qu’ils vouaient d’ordinaire à leur villégiature se heurtèrent aux rythmes perturbés de populations autochtones cherchant, elles aussi, à se maintenir dans la sécurité de lieux qu’elles ne pouvaient quitter : ils ne furent pas toujours bienvenus.
Avaient-ils cherché à échapper à la densité ? Avaient-ils cherché des lieux simplement ouverts ? Avaient-ils cherché des lieux plus stables ?…
Ils migrèrent, comme mus par une impérieuse inspiration dont la nature questionne, car cet exode n’avait alors pas jeté des populations sur des routes inconnues, mais avait vu se transporter des familles d’un lieu de résidence à un autre, si ce n’est familier, à tout le moins, connu : maison de vacances, maison de famille, maison prêtée par des amis, etc., mais – dans tous les cas – maison.
Chacun cherchant alors à se mettre à couvert face à l’irruption d’une saison mauvaise, une part instinctive – mais, peut-être aussi, la plus raisonnable – les amena à chercher le réconfort de lieux familièrement domestiques.
Si la maison est un archétype, elle est aussi – et, peut-être, avant tout – l’élément fondamental et le plus puissant de la construction humaine. C’est la maison qui caractérise notre façon d’être au monde, qui fonde nos possibilités d’être reliés à lui pour autant que nous l’habitions. Creuset de notre imagination et de nos aspirations, l’habitation nous permet de nous projeter vers des ailleurs, en même temps qu’elle nous ancre dans l’espace et peut-être encore davantage dans le temps. Amarre et matrice à la fois, elle est le lieu d’où l’on part, elle est le lieu où l’on se retrouve, car au-dessus de sa forme visible [il y a] l’invisible édifice d’une âme
1.
Le versant positif de la survenue du désastre aurait été la révélation d’un malaise latent et – de fait – plus profond, dont – pourtant – nous aurions pu continuer à nous accommoder. Ce désastre et la crise économique mondiale engendrée – par leur brutalité – nous auraient conduits à engager la réflexion sur nos façons de vivre ainsi que sur nos modes de production. La mise entre parenthèses de nos activités et la prohibition – même momentanée – des relations sociales, nous auraient permis de réaliser la valeur des premières et notre indéfectible attachement aux secondes, comme elles nous auraient aussi fait prendre conscience que nous n’en pouvons plus d’être étrangers à l’espace
2.
La fin du chant des oiseaux était pour bientôt. Bientôt la clameur urbaine, bientôt le réconfortant tapage des chantiers, bientôt le bruissement engloutiraient ce silence que même les oiseaux n’auraient pu complètement dissiper.
Le Petit Messager nous parvenait encore : petit bulletin de quelques pages, riche de faits et d’idées, qui, envoyé gratuitement à tous les artistes, artisans et amateurs d’art aux armées, alla, jusque dans les tranchées, rappeler les espoirs de la veille et du lendemain
3. Il avait, durant la guerre, alimenté la réflexion qui – au sortir de celle-ci – allait permettre de faire preuve de discernement. Il aurait maintenu en éveil nos facultés de reconnaître distinctement les choses que nous étions désormais résolus à construire, d’envisager avec lucidité les idées que nous voulions mettre en œuvre et celles contre lesquelles il nous faudrait – encore – lutter pour infléchir nos façons de vivre, afin de les accorder à nos sens.
La mise entre parenthèses de nos activités – ou, du moins, leur ralentissement – aurait été une gabegie si elle n’avait servi à nous faire réfléchir à nos modes de vie et, plus précisément, à nos habitations. Fort heureusement il n’en fut rien.
Le désastre, ainsi que la crise sanitaire et économique engendrée, – en nous assignant à résidence – auront permis de révéler le malaise qui régnait alors, auront permis de nous faire comprendre ce que – fondamentalement – nous cherchions et ce dont nous n’allions plus pouvoir désormais nous détourner. Le chant des oiseaux allait cesser – peut-être –, mais comme eux nous avions soif d’espace.
Nous construisions – certes – pour pallier le manque de logements, mais avions-nous – alors – pris la mesure des choses ? La réponse en nombre aurait-elle permis de satisfaire le sens à donner à l’acte de bâtir ? Aurait-elle permis d’habiter ? Aurait-elle permis d’accueillir dignement nos lares ? Aurait-elle permis de penser notre manière d’être au monde ?…
Ce n’était pas certain. Mais le désastre nous aura fait prendre conscience que nous étions sur le point d’oublier le poids de nos rêves. Il nous aura amenés à réaliser que les hommes ne savent pas très exactement ce qu’ils font. Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes pour poser la pierre dans le mortier est accompagné d’une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c’est la bâtisse d’ombre qui compte
4.
C’est vers cette bâtisse d’ombre qu’ils migrèrent. Nous ne pourrions plus l’oublier. Le chant des oiseaux allait bientôt cesser, mais nous aurons compris ce qui – ontologiquement – permet aux êtres d’habiter et ce qui – essentiellement – permet à l’architecture de se matérialiser en tant qu’Art, c’est-à-dire comme l’ensemble de toutes les productions mettant en œuvre la matière pour créer des objets répondant à des besoins et atteignant la perfection dans les solutions trouvées
5.
Un siècle nous séparait d’une autre crise et ce siècle avait – assurément – permis de faire progresser notre Art. À quelques jours près, nous aurions célébré le temps écoulé et les progrès accomplis ; nous nous serions réjouis des enseignements apportés par l’histoire et les expériences antérieures.
Nous aurions positivement revisité ces immeubles construits du nord au sud de l’Europe et conçus comme des ensembles de maisons combinées, où des communautés humaines jouissent d’un confort à tout un chacun égal. Nous aurions célébré l’inventivité des concepteurs d’alors : maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre, ayant élaboré ces immeubles résidentiels dans lesquels lorsqu’on vit en appartements, on vit entièrement dans sa propre maison
6 et dans lesquels adultes, adolescents et enfants, résidents ou hôtes de passage, peuvent trouver leurs espaces, goûter le réconfort d’être ensemble autant que le plaisir de pouvoir s’isoler ; des immeubles dans lesquels la distribution protège autant l’intimité qu’elle permet au collectif de se déployer, où elle permet d’organiser l’autonomie ainsi que les services (de la cave au grenier), où se juxtaposent l’habitation et le travail, où peuvent se combiner les loisirs, le repos et les rêves, tout en différenciant les temps de chacun. Nous nous serions souvenu qu’il n’en avait pas toujours été ainsi ; nous nous serions souvenu que si – depuis un siècle – ces immeubles résidentiels avaient pu devenir nos lieux d’habitation, il avait fallu un désastre pour que vivre ensemble redevienne essentiel.
Nous aurions commémoré – pour que cette réalité demeure nôtre le plus longtemps possible – les hommes qui conçurent de telles maisons, comme un lieu de vie partagé où chacun en a sa part, et tous l’ont en entier !
7.
La survenue du désastre ne nous le permit pas, mais nous sommes – plus que jamais – conscients que les êtres ont besoin – pour vivre – d’habiter et que leur habitation est construite d’une glaise pétrie d’histoire et nourrie des relations sociales, affectives et sensibles. Nous aurons acquis la certitude que le seul refuge qui vaille – lorsque la mort rôde – est celui qu’offre la maison symbolique que toute habitation matérialise.
La crise engendrée par le désastre qui allait s’achever nous aura permis de comprendre que si les hommes peuvent – faute de mieux – s’accommoder de loger, leurs rêves finissent par s’évanouir et par ne plus peser dans leurs vies. Elle nous aura appris que le nombre de logements – aussi grand soit-il – ne permettrait pas de faire habiter les hommes. Ce désastre, qui allait s’achever, ne cesserait – réellement – que lorsque chacun pourrait – véritablement – habiter, et même si aucune destruction n’était à constater, cela pouvait être à déplorer, car – pourtant – il allait falloir engager un effort de reconstruction, parce que nous ne pouvions plus poursuivre nos errements.
Cet effort entraînerait avec lui d’autres efforts.
Nous avions lu, dans Le Petit Messager, cette phrase de Paul Vorin qui ne nous lâchait plus, tant elle était stimulante : l’architecture seule peut entraîner le mouvement de renaissance de tous les métiers producteurs des diverses sortes d’objets fabriqués à condition d’entrer elle-même la première dans cette voie de régénération
8.
L’histoire – qui avait commencé demain – nous portait désormais à préparer le jour suivant. Persuadés – pour l’avoir lu – qu’il ne renâclerait pas à fournir avec nous l’effort pour engager cette régénération, nous ne souhaitions rien davantage que de le rencontrer. Nous serions l’avant-veille de la fin de la guerre
et nous aurions rendez-vous avec Paul Vorin.
Le printemps porterait beau et, ce matin-là, installés à la terrasse d’un estaminet de la butte, nous l’aurions attendu juste parce que nous serions arrivés avec un peu d’avance, pour le plaisir de goûter ce temps qui passe et, avec lui, une brise encore imprégnée de l’humidité de la nuit nimbée de l’humeur fraîche de l’herbe des fossés voisins.
La rencontre ne nous décevrait pas, son engagement serait entier – et il fallait qu’il le soit –, car à ce prix seulement [nous dit-il] nous deviendrons de bons architectes et nous ajouterons à la série des précédentes, une architecture nouvelle, expressive de notre trempe. C’est à cet effort de révolution totale qu’appartient l’avenir de notre Art ; nous le ferons ou nous ne ferons rien
9.

- Henri Bosco. Hyacinthe. Paris : Gallimard, 1941. retour
- Philippe Jaccottet. La Semaison. Paris : Gallimard, 1984. retour
- Léon Rosenthal. Une importante manifestation d’art. L’Humanité, daté du lundi 29 novembre 1915, n°4243. Dans ce numéro, Léon Rosenthal (1870-1932) présente le bulletin de guerre : Le Petit Messager des Arts et des Artistes, et des Industries d’Art, fondé par Adolphe Cadot au début de la Première Guerre mondiale. retour
- Jean Giono. Que ma joie demeure. Œuvres romanesques complètes, Tome II, Paris : Gallimard, Pléiade, 1972. retour
- Paul Vorin. Rapport sur la situation artistique actuelle et sur la nécessité et les moyens d’y porter remède, (circa 1915), conservé à Paris, par L’Office Universitaire de Recherche Socialiste (L’OURS). Paul Vorin (1882-1944) était architecte, formé à l’École des Arts et Métiers ; jusqu’en 1911, il fut dessinateur chez Anatole de Baudot (1834-1915), avant d’être nommé architecte en chef des Monuments historiques, suite au concours de 1920. retour
- Extrait d’un article relatif à l’immeuble résidentiel
Westzeedijk
, intituléCauserie over Flatbouw
[Causerie sur l’immeuble d’appartements
] et paru dans le journalDe Maasbode
, le 11 janvier 1928. Pour une présentation plus détaillée de cet immeuble, nous renvoyons à l’article que nous avons écrit, intitulé : Hôtels résidentiels retour - Victor Hugo. Ce siècle avait deux ans. Les Feuilles d’automne. Paris : Eugène Renduel, Éditeur-Libraire, 1832. retour
- Paul Vorin. Art et Législation. La Renaissance des villes, n°26, supplément au n°33 du Petit Messager des Arts, octobre 1916. retour
- Paul Vorin. Pour devenir un bon architecte. La Cité : urbanisme, architecture, art public, mai 1920, n°11. retour
Hôtels résidentiels
Émergence d’un programme
Entre 1928 et 1930, l’architecte Frans Lourijsen (1889-1934) construisit à Rotterdam, aux numéros 126-128-130 de la rue Westzeedijk, un immeuble d’appartements d’un genre particulier, qu’il avait toutefois déjà expérimenté à La Haye, quelques années auparavant.
La particularité de la typologie, alors proposée aux habitants aisés de Rotterdam par l’architecte et le maître de l’ouvrage, la N.V. Nederlandsche Flatbouw Maatschappij
1, résidait dans la conception d’un immeuble combinant des appartements équipés individuellement et des installations centrales communes ; la vie dans cet immeuble offrait encore à ses résidents des services partagés. Un exposé du mode d’habiter proposé – alors nouveau aux Pays-Bas – ainsi que l’explication technique de cette construction furent donnés par l’architecte et le maître de l’ouvrage, lors d’une présentation du projet qui eut lieu dans la soirée du 10 janvier 1928, devant les membres de l’association Rotterdamsche Kring
2. Pour mieux faire connaître ce projet à la population locale, une petite exposition de dessins relatifs à cet immeuble d’appartements se tint, dans les locaux de l’association, rue Eendrachtsweg, durant les jours qui suivirent cette allocution 3.
La carrière de Frans Lourijsen reste peu connue ; son activité de concepteur demeure essentiellement documentée par quelques publications de l’époque 4 (spécialisées ou non). Il a été essentiellement actif dans la construction résidentielle durant la période de l’entre-deux-guerres et occupe, à ce titre, une place particulière dans la conception d’immeubles que l’on pourrait nommer : hôtels résidentiels
.
Les débuts de la vie professionnelle de Frans Lourijsen sont liés à celle de son compatriote, l’architecte Jan Wils (1891-1972), avec lequel il réalise quelques immeubles 5. Comme Jan Wils, Frans Lourijsen sera membre de l’association Haagse Kunstkring
[Cercle artistique de La Haye
], fondée en 1891 par le peintre Théophile de Bock (1851-1904) ; parmi les architectes 6 membres de ce cercle, nous pouvons citer, pour les plus célèbres : Hendrik Petrus Berlage (1856-1934), Co Brandes (1884-1955), Hendricus Theodorus Wijdeveld (1885-1987) ou encore Johannes (dit Jan) Duiker (1890-1935) qui ont réalisé, au tournant du XXe siècle, quelques édifices ayant marqué l’histoire de l’architecture, aux Pays-Bas, mais aussi au-delà.

Bouwbedrijf : waarin opgenomen, datée du 13 avril 1928)Bouwen
Dans ce pays, au début du XXe siècle, émergent deux Écoles, renvoyant, chacune, à des écritures architecturales – comme à des approches de l’architecture – distinctes, malgré l’emploi du matériau commun qu’est la brique, alors matériau de construction national : l’Amsterdamse School
[École d’Amsterdam
], imprégnée de l’idéal socialiste et influencée par l’expressionnisme, dessinera des œuvres aux lignes souples, parfois organiques, agrémentées d’éléments décoratifs, tandis que la Nieuwe Haagse School
[Nouvelle École de La Haye
] optera pour une voie passant par le fonctionnalisme et le rationalisme et produira des œuvres de formes cubiques, aux lignes essentiellement droites. Les influences de cette dernière empruntent, par l’entremise d’Hendrik Petrus Berlage, aux expériences de l’architecte américain Frank Lloyd Wright (1867-1959). Frans Lourijsen – comme d’autres architectes du cercle artistique Haagse Kunstkring
– appartient à la Nieuwe Haagse School
et quelques-uns de ses bâtiments seront considérés comme significatifs du renouveau architectural du siècle naissant en étant, par exemple, cités dans la publication en série Moderne Bouwkunst in Nederland
[L’architecture moderne aux Pays-Bas
], dirigée notamment par Hendrik Petrus Berlage 7.
À La Haye, au début du XXe siècle, la construction des hôtels résidentiels
8 – dotés des équipements techniques, ainsi que des éléments du confort, les plus modernes de l’époque – permit aux architectes de la Nieuwe Haagse School
, comme Jan Wils et Frans Lourijsen, d’exprimer une écriture architecturale radicale et d’expérimenter une typologie se détachant alors des habitations traditionnelles ; ces hôtels résidentiels
semblant se présenter comme une alternative urbaine à la villa.

Dès la fin de la Première Guerre mondiale, ce type d’immeubles aux équipements mutualisés, acquit, dans cette ville côtière de la mer du Nord, une popularité croissante qui gagna jusqu’aux classes moyennes. La forte pénurie de logements, qui sévissait alors, ainsi que le coût du personnel domestique ne furent probablement pas étrangers à cet engouement. Le niveau de confort alors offert aux locataires : chauffage central, cuisine centrale, eau chaude courante, téléphone, ascenseur, garage, etc., de même que les emplacements choisis pour ces constructions : à proximité de la mer, des parcs, ou du centre urbain, généralement desservis par le réseau des transports en commun – critères qui furent toujours déterminants pour l’établissement de ces projets – suffirent à emporter l’adhésion de certains habitants de la ville de La Haye.
En 1930, selon un prospectus de la société Nederlandsche Flatbouw Maatschappij
9, cinq hôtels résidentiels
, conçus par l’architecte Frans Lourijsen, avaient, d’ores et déjà, été financés par cet établissement : à La Haye, l’immeuble situé à l’angle des rues Jozef Israëlsplein, Jozef Israëlslaan, Mauvestraat 10, construit en 1925-1926 ; l’immeuble sis 38-72, rue Mesdagstraat, conçu en 1925 ; l’immeuble Duinzicht
(numéros 1-27, rue van Zaeckstraat), construit en 1928 ; l’immeuble sis 56-60, rue van Hogenhoucklaan, construit en 1930 ; et, à Rotterdam, l’immeuble implanté le long de la rue Westzeedijk (numéros 126-130).
La construction de ce dernier immeuble, dans cette ville portuaire, semble faire de lui une exception dans la production de cette typologie résidentielle davantage développée à La Haye qu’à Rotterdam. Pour autant, l’organisation générale de cette construction, ainsi que son implantation entre deux grands espaces paysagers : le domaine de la famille van Hoboken, au nord (Land van Hoboken
), et le jardin historique Schoonoord, au sud (Historische Tuin Schoonoord
), l’inscrivent dans la même logique que celle qui a prévalu pour les immeubles édifiés à La Haye.
L’hôtel résidentiel Westzeedijk
L’immeuble conçu en 1928 par Frans Lourijsen à Rotterdam s’étire sur près de 68 mètres, le long de la rue Westzeedijk où il s’inscrit entre deux immeubles existants de hauteurs et d’alignements sur rue différents. La composition cubique de l’extrémité est de la construction, en proposant un appartement d’attique en duplex, vient s’accorder au gabarit de l’immeuble situé au numéro 122 (datant de 1896), tandis que l’extrémité ouest, en retrait de la rue, s’aligne à l’immeuble établi au numéro 140 (datant de 1920) ; un passage cocher dessert la maison située au numéro 124 (datant elle aussi de 1896) et établie en bordure du jardin Historische Tuin Schoonoord
, au sud de l’immeuble.

Cet hôtel résidentiel
– comme la quasi-totalité des autres immeubles de ce type – bénéficie d’une situation particulière, ici : la vue remarquable sur le jardin historique voisin, ainsi que le dégagement offert en direction du Land van Hoboken
.
Au regard de la morphologie du site, la digue sur laquelle s’établit la rue Westzeedijk, qui constitue une protection, à l’ouest de la ville de Rotterdam, contre les eaux de la Nieuwe Maas
[Nouvelle Meuse
], offre aussi à l’architecte l’opportunité d’un dénivelé qu’il va mettre à profit dans la composition de son bâtiment. Ainsi, l’immeuble conçu par Frans Lourijsen s’établit-il contre cet ouvrage d’art. Profitant du dénivelé de cette digue, que complète une légère surélévation des paliers des entrées par rapport à la chaussée, il parvient à dégager, à l’arrière du bâtiment, la hauteur d’un étage, ce qui permettra d’éclairer naturellement le sous-sol de l’immeuble, et de le desservir côté jardin.
Organisés sur quatre niveaux, les 24 appartements du complexe sont desservis par trois cages d’escaliers comportant chacune un ascenseur. Depuis la rue Westzeedijk, il est à remarquer que l’on accède à ces cages d’escaliers par un hall d’entrée doté d’un sas que précède un perron. Chacun de ces perrons a fait l’objet d’une décoration artistique particulière, réalisée par le sculpteur Johan Coenraad (dit Jan) Altorf (1876-1955). Cet artiste, originaire de La Haye, a souvent collaboré aux projets de Frans Lourijsen. Ainsi intervint-il, à La Haye, sur l’immeuble sis 9-34, rue Jozef Israëlsplein (1925-1926), sur celui sis 1-27, rue van Zaeckstraat (1928), et enfin sur celui situé aux numéros 56-60, rue van Hogenhoucklaan (1930).
Dans ces quatre ensembles résidentiels, son intervention est similaire : au droit des entrées, un bestiaire stylisé, sculpté en bas-relief dans les angles de grandes et épaisses dalles de pierre placées verticalement de part et d’autre du perron, semble habiter les seuils et accompagner de leur présence le franchissement de ceux-ci.

Si, au moment de la livraison, la quasi-totalité des appartements proposés avait été louée, cela peut être corrélé au fait que cet immeuble – comme tous ceux de ce type construits aux Pays-Bas – fût conçu comme une alternative à la propriété privée qui proposait, aux résidents choisissant ce mode de vie, les meilleurs équipements et services que l’époque puisse alors offrir : des appartements de 3, 4 ou 6 pièces à vivre (8 pièces à vivre pour le duplex du dernier niveau de la partie est, au numéro 126 de la rue Westzeedijk) tous alimentés en eau courante (froide et chaude) toute l’année, munis de prises électriques dans chaque pièce, pourvus d’un chauffage central et d’une cheminée dans la pièce principale, d’une ligne téléphonique, d’une cuisine équipée (comprenant : vide-ordure, réfrigérateur électrique, planche à repasser, etc.), d’un WC séparé, d’une salle de bain avec baignoire encastrée, lavabo et bidet pour la chambre principale (les autres chambres étant, pour la plupart, équipées de cabinets de toilette) 11.

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En complément d’un loyer annuel (compris entre 2 100 et 3 850 florins 12), pour une somme modique, les propriétaires d’automobiles pouvaient encore disposer d’un garage, chauffé, éclairé, équipé d’un point d’eau et d’une fosse de travail pour la mécanique 13.
Si la consommation d’électricité était à la charge des locataires, elle l’était de manière ajustée, l’immeuble étant équipé de compteurs électriques individualisés. Les réparations éventuelles des conduites électriques ou des alimentations en eau étaient, quant à elles, à la charge de la société Nederlandsche Flatbouw Maatschappij
(maître de l’ouvrage, demeurant propriétaire de la construction) ; celui-ci assurait également l’entretien et la propreté des cages d’escaliers et ascenseurs, des jardins (avant et arrière), ainsi que le nettoyage de l’ensemble des baies vitrées de l’immeuble, etc.
Des chambres d’hôtes (logeer kamer
) autonomes pouvaient être mises à la disposition des résidents pour leurs invités (en complément du loyer et au gré des besoins). Six chambres satellites de ce type – d’environ 10 m² chacune – étaient ainsi proposées dans cet immeuble, accessibles directement depuis les paliers, au premier étage ainsi qu’au troisième.

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Mais une autre particularité de cette résidence équipée se situe dans l’organisation de son sous-sol, qui – comme évoqué ci-avant – est éclairé naturellement en façade sud et s’ouvre sur le jardin et – au-delà – sur l’espace paysager Historische Tuin Schoonoord
.
À ce niveau les cages d’escaliers sont reliées par un long corridor central (centrale gang
), permettant ainsi au personnel de maison, employé par la société Nederlandsche Flatbouw Maatschappij
, et affecté à la vie de cet ensemble résidentiel, de répondre aux demandes et besoins des locataires des 24 appartements. Le concierge et la direction étaient installés dans la partie est de ce niveau ; contiguë, se trouvait la pièce dédiée au personnel, directement accessible depuis la cour située à l’arrière du bâtiment, en contrebas de la digue. Immédiatement à côté, toujours en façade, à l’arrière des cages d’escaliers correspondant aux entrées des numéros 126 et 128, prenait place une vaste cuisine centrale (centrale keuken
), dotée d’une office (dienst kamer
) et d’une plonge (spoel kamer
).

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Ainsi, s’il était loisible de préparer des repas dans la cuisine équipée de chaque appartement, était-il également possible de les commander. Ces repas étaient alors confectionnés par le personnel de service, livrés aux horaires souhaités, dans la vaisselle des locataires, au moyen de monte-plats individuels. Les plans montrent vingt-quatre monte-plats flanquant les escaliers et reliant ainsi directement l’étage de service aux appartements ; à la fin des repas, la vaisselle pouvait être retournée à la plonge pour y être nettoyée avant d’être restituée, propre, aux locataires.
Ce qui est ici à relever comme un changement notable dans la relation des résidents à la domesticité est, d’une part, la mutualisation de celle-ci au sein de l’immeuble où cohabitent plusieurs foyers, et, d’autre part, l’évolution du personnel de maison, qui – dans cette configuration – acquiert peu à peu un statut d’employé, travaillant selon des plages horaires définies. Ainsi, pouvait-on, par exemple, lire dans des articles publiés dans la presse spécialisée de l’époque – qui s’est fait le relais du projet –, que le personnel affecté à l’immeuble pouvait être, moyennant un salaire fixe, et à certaines heures seulement, à la disposition des occupants 14.
Par la coprésence au sein de l’immeuble de services mutualisés et d’un personnel dédié, les appartements individuels, juxtaposés, autonomes et équipés, en se liant à un espace technique spécialisé, se muent en autant de lieux de vie confortables – voire attentionnés – qui font de cet hôtel résidentiel
un ensemble de maisons combinées. Un sentiment de confort d’autant plus grand peut être ressenti par les résidents qui ont le choix de solliciter ces services communs ou de vivre de façon complètement indépendante les uns par rapport aux autres et de ne pas percevoir la multiplicité des foyers réunis sous le même toit. Ici, lorsqu’on vit en appartements, on vit entièrement dans sa propre maison
15.
En outre, cet immeuble emprunte aussi au modèle de la maison ses espaces de rejet (caves, remises, celliers, débarras, etc.) qui sont autant d’endroits qui contribuent à augmenter le confort de l’habitation en permettant de se départir – ne serait-ce que pour une saison – d’objets devenus temporairement encombrants. Ainsi, ici, comme dans la plupart des habitations individuelles, les locataires de cette résidence pouvaient-ils également ranger, au sous-sol, leurs divers objets dans autant d’espaces affectés et accessibles depuis la cour : un local pour les bicyclettes (rijwielen
), une bagagerie pour l’entreposage de malles (koffer kamer
) ou encore de petits espaces de stockage individualisés et verrouillables pour remiser des effets personnels (bergigen
) ; un coffre-fort était également prévu pour les objets de valeur (safe
).
Si on ne trouve pas mention, dans les plans de cet hôtel résidentiel
, de chambres de bonnes, cela est encore à rapprocher de l’évolution du statut des employés de maison. La conception de cet immeuble n’intègre ainsi pas la domesticité en la fondant parmi les espaces de la maisonnée ou en la reléguant dans les parties les moins nobles du bâtiment, mais fait une place à des lieux de travail nécessaires au fonctionnement d’un ensemble résidentiel offrant des services à ses locataires. L’immeuble, duquel disparaît l’idée même d’un étage noble
, acquiert ainsi une dimension mixte, car il réunit des espaces résidentiels et des espaces clairement définis comme des lieux de travail, sans rapport de hiérarchie. À la lecture du plan du sous-sol, on remarque que le confort des employés a également été considéré dans ce programme : une salle du personnel a été ménagée (kamer personeel
), ainsi que des sanitaires et douches séparées (douche kamer personeel
).
Un dernier dispositif de service, qui se lit sur les documents graphiques, peut être encore évoqué : la présence d’un placard relais-dépôt
à double ouverture, positionné au niveau de l’entrée de chaque appartement. Accessibles par les locataires depuis l’intérieur et, réciproquement, par le personnel de service depuis les paliers des escaliers, ce placard relais-dépôt
permet tout type de livraisons ou de services. À titre d’exemple, si des chaussures étaient placées, le soir, dans ce réceptacle, elles pouvaient être récupérées, le lendemain, nettoyées, cirées et lustrées. Au-delà de cette prestation interne à l’immeuble, ce dispositif de placard-palier pouvait également servir à des fournisseurs extérieurs, sollicités directement par les locataires.

Bouwbedrijf : waarin opgenomen, datée du 13 avril 1928)Bouwen
Dans ce projet, tout a été pensé pour proposer un maximum de commodités et d’avantages, dépassant, à certains égards, ceux de la maison individuelle. Dans un bref article consacré à cet immeuble, le journal De Maasbode
résumait ainsi la vie dans cet hôtel résidentiel
: tout le monde est au service de l’habitant
16.
D’une écriture moderne à certains égards et, cependant, mâtinée d’éléments hérités du XIXe siècle bourgeois : portes d’entrées en bronze, escaliers en marbre, alliés à des châssis de fenêtres en acier, cette construction s’inscrit, à Rotterdam, dans les tendances et les évolutions de son époque (évolutions artistiques, architecturales ou techniques, mais aussi sociales). Conçu et réalisé en maçonnerie de briques porteuses (matériau de construction national et, dans le même temps, support d’une expression architecturale avant-gardiste), l’immeuble dessiné par Frans Lourijsen intègre des parties construites en béton armé, employé pour l’ensemble des planchers 17. Recouvert de parquet, de linoléum ou carrelé, l’ensemble des sols a été mis en œuvre de manière à ce que les transmissions sonores soient atténuées entre étages.
L’ensemble des services proposés aux locataires de l’hôtel résidentiel
, ainsi que les moyens techniques et constructifs mis en œuvre, concourent à rendre agréable la vie de chacune des familles locataires, même si celles-ci, durant cette période de l’entre-deux-guerres sont amenées à vivre au sein d’une unité de voisinage élargie. Ainsi, l’ère bourgeoise – favorable à la présence des domestiques pour le seul confort d’une famille propriétaire des lieux – amorce-t-elle, ici, une évolution vers la modernité urbaine. La réunion de plusieurs foyers au sein d’un même immeuble et la mutualisation des services et prestations rompent avec les us et coutumes d’antan. La condition de certaines personnes change, le travail acquiert une autre valeur, le rôle de l’employé se spécialise et une forme de communauté commence à se constituer entre tous les occupants du lieu, dans laquelle les rapports hiérarchiques évoluent. Si cette évolution est profitable pour les employés qui gagnent en indépendance, elle l’est également pour les résidents, qui voient les contraintes et les charges domestiques s’alléger, tout en bénéficiant d’un accès démultiplié à certaines facilités, pour autant qu’ils acceptent un confort mutualisé. Certains prospectus du début du siècle 18, publiés par la société Nederlandsche Flatbouw Maatschappij
, mentionnent, en complément des avantages et commodités déjà évoquées, les économies réalisées par la forme locative, notamment : sur les salaires, la nourriture, la blanchisserie, les pourboires d’un ou plusieurs domestiques, sur la consommation de charbon et d’eau, sur l’abonnement téléphonique, sur l’éclairage des couloirs et des escaliers, sur l’entretien du jardin, sur le coût du ramonage des cheminées, sur l’entretien de la maison, sur la taxe foncière et l’assurance incendie, etc. L’accent est également mis sur le personnel disponible en ces lieux : concierge, électricien, veilleur de nuit, liftier et ouvrier.
Durant la période de l’entre-deux-guerres, face à la pénurie de logements, ce programme résidentiel participera à faire le passage de la domesticité à la prestation de services mutualisés, mais aussi de la villa individuelle, ou l’hôtel particulier, à l’immeuble collectif urbain.
Aujourd’hui, certains de ces hôtels résidentiels
ne fonctionnent plus tout à fait selon le modèle qui a présidé à leur conception, tout en restant des lieux d’habitation (immeubles résidentiels, ou résidences de standing
, pour certains) ; d’autres (comme si cette typologie d’immeubles, créée au début du XXe siècle, devait faire face à une sorte d’obsolescence) ont été convertis en immeubles tertiaires.
Pour autant, ne pourrait-on recueillir quelques leçons de ces réalisations bâties au tournant de la Modernité ? L’adaptation, aujourd’hui, de tels immeubles, conçus à l’origine comme des équipements domestiques, n’est-elle réellement possible qu’au prix de l’évaporation du programme qui les a fondés, qui ne laisserait ainsi que surfaces libres ? Ne serait-il pas possible d’envisager l’actualité de ce programme moderne ? Ne pourrait-on pas réfléchir à d’éventuelles transpositions du programme initial, pour tenter de répondre à certains besoins contemporains ?
Efficience et prolongements
Une des particularités de ces hôtels résidentiels
tient à leur implantation dans l’agglomération urbaine. La proximité des réseaux de transports en commun fut souvent – pour ne pas dire généralement – un aspect décisif dans le choix de leur localisation, de manière à permettre aux locataires de se rendre aisément en ville et bénéficier des services qui y sont implantés (commerces, soins, etc.) ; inversement, en cas d’impossibilité de déplacement, les livraisons pouvaient alors se présenter comme une alternative simple et efficace.
Si l’objectif de mutualisation des services offerts dans ces ensembles résidentiels a eu pour corollaire de réduire l’isolement de leurs habitants, on ne peut désormais considérer ni cet objectif, ni ce qu’il a induit, comme obsolètes, tant la nécessité du maintien des échanges entre les individus demeure fondamentale, du point de vue social, économique ou environnemental. Cette nécessité semblant même être une tendance se renforçant proportionnellement au phénomène de métropolisation.
Par ailleurs, il est aussi à relever que la création de ces hôtels résidentiels
(par le regroupement des unités de vie, plutôt que leur étalement) aura permis une utilisation raisonnée du sol ; la mutualisation proposée par le projet de l’architecte Frans Lourijsen, construit entre 1928 et 1930 à Rotterdam, aura ainsi contribué à la préservation d’éléments paysagers, dont la présence – réciproquement – participera à la valorisation du contexte même des habitations construites.

Westzeedijk, à proximité de l’espace paysager
Historische Tuin Schoonoord, situé au sud de l’immeuble
Un autre facteur significatif au regard du confort des résidents se trouve dans le nombre d’appartements réunis (24 au total pour le cas de l’immeuble de Rotterdam). L’échelle de cet ensemble résidentiel peut alors l’inscrire sans heurt dans le contexte bâti existant et contribuer à la fabrication du tissu urbain avec lequel elle établit des rapports ténus ; la taille modeste d’une telle unité de voisinage
aura également permis de mutualiser des services et d’équiper le lieu, en même temps que de préserver l’intimité et l’indépendance de ses habitants.
Intimité, accueil et services paraissent composer un triptyque qui résume ces programmes d’habitations de l’entre-deux-guerres. L’intimité est garantie par des choix typologiques ou des techniques constructives ayant trait aux problèmes acoustiques ; l’accueil se lit dans la composition des espaces domestiques proposés ou dans l’offre de pièces satellites indépendantes (logeer kamer
), accessibles depuis les paliers ; les services se comprennent par l’organisation du sous-sol et la présence du personnel dédié à la vie domestique de cet immeuble.
Pensés pour une frange, certes, aisée de la population des agglomérations, ces hôtels résidentiels
apparaissent aussi à même de contribuer à aiguillonner certains codes sociaux, en rompant quelque peu avec des rapports hiérarchiques hérités, sans pour autant renoncer à maintenir des services qui se muent alors en prestations de services. Par la professionnalisation des tâches, à travers la reconnaissance d’une activité et l’allocation d’un salaire par lequel les individus gagnent en autonomie et en liberté, l’incidence d’un tel programme semble aussi avoir des effets sur le tissu social. Et l’on pourrait s’autoriser à penser que le modèle dont sont issus ces hôtels résidentiels
fût aussi sous-tendu par un dessein visant à l’amélioration de la cohésion entre individus, quelles que soient leurs positions ou leurs activités dans la société.
Si ce programme a pu se présenter comme une alternative à la villa individuelle, ou à l’hôtel particulier, il a aussi ouvert à des manières d’habiter nouvelles en ce début de XXe siècle et, plus particulièrement, au sortir de la Première Guerre mondiale. En effet, l’hôtel résidentiel Westzeedijk
, même s’il s’adressait à une population privilégiée de la ville portuaire de Rotterdam, n’affiche pas un luxe ostentatoire. Aussi, la comparaison de cet exemple avec le type (connu) de l’hôtel de rapport
ne saurait être réellement éclairante pour comprendre ce programme qui émerge avec la Modernité, car les services offerts concernent essentiellement la vie quotidienne et ses besoins les plus élémentaires (manger, se tenir au propre, etc.) et le caractère luxueux des hôtels particuliers
, ou des hôtels de rapport
, ne pèse pas ici. En revanche, le caractère fondamental des services offerts par l’hôtel résidentiel Westzeedijk
et la souplesse permise par sa typologie mêlant appartements, pièces satellites appropriables, espaces et services partagés, pourraient être mis en relation avec des usages aujourd’hui émergents, car ils confèrent à cette réalisation une actualité à même d’ouvrir des perspectives et de nourrir la réflexion sur les besoins contemporains en matière d’habitation.
Une étude attentive des typologies auxquelles ce programme a donné lieu, qui envisagerait la dimension spatiale des services proposés, leur combinaison au sein de l’immeuble et les qualités et usages qui en résultent, pourrait alimenter la conception de lieux adaptés à des besoins contemporains, qui demeurent fondamentaux. S’intéresser au programme lui-même, eu égard à l’échelle des immeubles réalisés (à La Haye comme à Rotterdam, voire ailleurs), leurs situations urbaines et leurs services mutualisés, permettrait d’envisager son application, son appropriation, à une autre réalité. L’enjeu pourrait être de raviver ce programme, en envisageant sa transposition à d’autres groupes de personnes, à d’autres situations de vie, en interrogeant son efficience et sa capacité à répondre à des problématiques sociales émergentes ou – pour certaines – récurrentes.
Aussi, sur le modèle de l’hôtel résidentiel
de la rue Westzeedijk à Rotterdam, ne pourrait-on imaginer un lieu de vie pour des personnes en convalescence, ayant besoin de soins ou simplement d’attention ? Sur la base de l’organisation spatiale de ce type d’immeubles urbains, ne pourrait-on imaginer un lieu de vie pour des personnes en situation de handicap, ou vieillissantes, dépendantes ou non, mais en quête d’autonomie en même temps que de relations sociales ?
Semblerait-il incongru que la typologie proposée par l’architecte Frans Lourijsen, puisse aujourd’hui être adaptée en lieux de vie équipés et autonomes pouvant accueillir des personnes en formation, pour lesquelles ils constitueraient un hébergement temporaire, ou transitoire, et dans lequel l’installation serait facilitée par les services intégrés à l’immeuble ? Ne pourrait-on aller jusqu’à imaginer prendre appui sur l’étude de ces réalisations de l’entre-deux-guerres, pour élaborer des programmes mêlant la diversité de ces profils (voire d’autres) et auxquels pourraient encore être incorporés des appartements dédiés à des familles pour lesquelles les prestations de services à domicile représenteraient indéniablement un bénéfice significatif ?
Pourquoi ne pas imaginer que les expériences architecturales antérieures – qui constituent une base éprouvée par le vécu – ne puissent être ravivées, ou renouvelées, et offrir un socle à la réflexion en direction de réponses adaptées aux problématiques d’habitat contemporaines ?
Si les architectes néerlandais, il y a un siècle, ont su comprendre des demandes, intégrer des persistances, tout en combinant des problématiques sociales et économiques de l’époque pour les traduire dans des expériences architecturales qui ont aussi tiré parti de la technique, il semble qu’il serait aujourd’hui loisible d’envisager poursuivre cette histoire, toujours à l’œuvre.

- N.V.
Nederlandsche Flatbouw Maatschappij
, ouNederlandsche Flatbouw Mij
. dans sa version abrégée, [Compagnie d’immeubles résidentiels néerlandais
] est le maître de l’ouvrage (privé) de cette opération. L’acronyme N.V. correspond àNaamloze vennootschap
que l’on pourrait traduire, en français, parSociété anonyme
.
Le directeur de la sociétéNederlandsche Flatbouw Maatschappij
s’appellait L.M.M. Delboy. retour - Le
Rotterdamsche Kring
[Cercle de Rotterdam
] était une association culturelle et intellectuelle qui organisa, de 1913 à 1942, à Rotterdam, dans ses locaux de la rue Eendrachtsweg, de nombreuses conférences, débats, concerts, séances de cinéma, etc. Certains habitants de la ville de Rotterdam, comme le banquier Rudolf Mees (1880-1951) – à l’initiative de la création de cette association culturelle – pensaient qu’il était nécessaire de contrebalancer le penchant matérialiste de cette ville d’affaires. retour - Nous renvoyons ici au journal
De Maasbode
paru le 11 janvier 1928 et plus particulièrement à l’article intituléCauserie over Flatbouw
[Causerie sur l’immeuble d’appartements
], relatif à l’immeuble résidentielWestzeedijk
construit à Rotterdam. Selon cet article, c’estsur les conseils de quelques habitants et sur la base du succès obtenu avec les immeubles de La Haye
que la construction de cet immeuble d’appartements eut lieu dans la ville portuaire de Rotterdam. retour - De la courte vie de Franciscus Lodewijk Johannes (dit Frans) Lourijsen, décédé à l’âge de 44 ans, on ne sait que peu de choses, bien que ses réalisations se distinguent, comme peuvent en témoigner les relais qui en furent faits à l’époque dans la presse. Nous renvoyons par exemple au périodique
Bouwbedrijf : waarin opgenomen
, organe de presse – entre 1924 et 1938 – de l’Institut néerlandais des architectes (N.I.V.A.) ou encore à la presse locale (Bouwen
Nieuwe Leidsche Courant
,De Maasbode
, par exemple) qui a relayé les projets ou les réalisations de certains immeubles résidentiels. retour - Nous pouvons citer le complexe d’habitation
Papaverhof
construit à La Haye en 1922 et composé de maisons unifamiliales (source : Het Nieuwe Instituut, Rotterdam. <https://zoeken.hetnieuweinstituut.nl/nl/personen>), ainsi que l’immeuble d’appartements situé, dans la même ville, à l’angle des rues Jozef Israëlsplein, Jozef Israëlslaan, Mauvestraat et bâti en 1925-1926. retour - Toute personne prenant part au milieu artistique peut être membre de la
Haagse Kunstkring
: architectes, photographes, musiciens, sculpteurs, écrivains, peintres, etc. retour - La publication en série intitulée :
Moderne Bouwkunst in Nederland
(éditée par W.L. & J. Brusse N.V., à Rotterdam), paraîtra entre 1932 et 1935, sous la direction de : Hendrik Petrus Berlage, Willem Marinus Dudok, Jan Gratama, Allard Remco Hulshoff, Herman van der Kloot Meijburg, Jan Frederik Staal et Julius Luthmann, secrétaire. retour - Cette typologie paraît naître, aux Pays-Bas, au sortir de la Première Guerre mondiale ; vers 1930, un nombre important d’immeubles de ce type peut être identifié à La Haye. Sans prétendre être exhaustif, nous pouvons citer : l’immeuble
Boschzicht
, situé à l’angle des rues Benoordenhoutseweg (numéros 24-39) et Neuhuyskade (numéros 2-30) et construit par les architectes Willem Verschoor (1880-1968) et Cornelis Rutten ( ?- ?) entre 1919 et 1920 ; l’immeuble de 32 appartementsZorgvliet
, situé aux numéros 1-91 de la rue Alexander Gogelweg et construit en 1923-1927 par l’architecte Adolf Broese van Groenou (1880-1961) et A. Alberts (ingénieur ?) ; l’immeubleCats’ Heuvel
construit en 1928 au numéro 125 de la rue Catsheuvel par les architectes J.J. Groenema ( ?- ?) et L.M. van den Berg ( ?-1952) ; l’immeubleNirwâna
(numéro 227 de la rue Benoordenhoutseweg) construit en 1929 par les architectes Jan Duiker (1890-1935) et Bernard Bijvoet (1889-1979), associés à l’ingénieur Jan Gerko Wiebenga (1886-1974) ; l’immeubleDuinwyck
, situé au numéro 350 de la rue van Alkemadelaan, construit en 1929-1932 par les architectes J.J. Groenema et L.M. van den Berg ou encore l’immeubleOldenhove
, situé aux numéros 50-52 rue Laan van Meerdervoort et conçu entre 1928 et 1931 dans le style del’Amsterdamse School
par l’architecte Philip Anne Warners (1888-1952). Ces adresses sont localisées sur le plan de la ville de La Haye, en illustration de cet article. retour Prospectus betreffende het Flatgebouw ‘van Hogenhoucklaan’ – ’s-Gravenhage
[Prospectus concernant l’immeuble d’appartements ‘van Hogenhoucklaan’ – La Haye
]. retour- Cette construction fut toutefois conçue en collaboration avec l’architecte Jan Wils. retour
- Ces informations sont extraites de la revue
Bouwbedrijf : waarin opgenomen
, datée du 13 avril 1928, qui a publié un article présentant cet immeuble ; les dessins qui illustrent ce paragraphe en sont extraits. retourBouwen
- Ce montant est mentionné dans l’article intitulé
Causerie over Flatbouw
[Causerie sur l’immeuble d’appartements
], paru dans le journalDe Maasbode
, publié le 11 janvier 1928.
Selon le Bulletin de la Statistique générale de la France (Tome XVII – Fascicule III, avril-juin 1928), au marché des changes en janvier 1928, le cours à Paris pour 100 florins est en moyenne de 1 025,99. À cette époque 2 100 florins valent donc 21 545,79 francs et 3 850 florins valent donc 39 500,615 francs. Selon l’INSEE, compte-tenu de l’inflation et du passage des anciens francs à l’euro, le montant de 21 545,79 francs (valeur 1928) correspondrait, environ, à la somme de 13 128,27 euros (valeur 2015) ; le montant de 39 500,615 francs (valeur 1928) correspondrait, environ, à la somme de 24 068,50 euros (valeur 2015). retour - Ces équipements sont évoqués dans l’article paru dans la revue
Bouwbedrijf : waarin opgenomen
, datée du 13 avril 1928. retourBouwen
- Ce point est mentionné dans l’article de la revue
Bouwbedrijf : waarin opgenomen
, datée du 13 avril 1928. retourBouwen
- Extrait d’un article relatif à l’immeuble résidentiel
Westzeedijk
, intituléCauserie over Flatbouw
[Causerie sur l’immeuble d’appartements
] et paru dans le journalDe Maasbode
, le 11 janvier 1928. La traduction proposée dans le texte est celle des auteurs. retour - Article intitulé
Causerie over Flatbouw
[Causerie sur l’immeuble d’appartements
], paru dans le journalDe Maasbode
, le 11 janvier 1928. La traduction proposée dans le texte est celle des auteurs. retour - À l’issue d’un appel d’offre, le soumissionnaire ayant remis le prix le plus bas pour les travaux de béton armé fut la société
Rijnlandsche Beton Mij
. [Compagnie des bétons de Rhénanie
], basée dans la ville de Leyde au nord-est de La Haye, pour un montant de 50 300 florins (source : journalDe Maasbode
daté du 9 mai 1928).
Selon le Bulletin de la Statistique générale de la France (Tome XVII – Fascicule III, avril-juin 1928), au marché des changes en janvier 1928, le cours à Paris pour 100 florins est en moyenne de 1 025,99. À cette époque 50 300 florins valent donc 516 072,97 francs. Selon l’INSEE, compte-tenu de l’inflation et du passage des anciens francs à l’euro, le montant de 516 072,97 francs (valeur 1928) correspondrait, environ, à la somme de 314 453,41 euros (valeur 2015). retour - Par exemple : le
Prospectus betreffende het Flatgebouw ‘van Hogenhoucklaan’ – ’s-Gravenhage
[Prospectus concernant l’immeuble d’appartements ‘van Hogenhoucklaan’ – La Haye
] ; cet immeuble d’appartements a été réalisé en 1930 par l’architecte Frans Lourijsen. retour
Un lieu où la main pense
Le rendez-vous était à 9 heures, mais j’arrivais en avance à l’angle de la rue d’Irlande et de la rue Maurice Wilmotte, où se trouvait l’une des annexes de l’Institut supérieur d’architecture Saint-Luc. J’avais remonté la rue d’Irlande à pied pour rejoindre le quartier Saint-Gilles ; nous étions au mois de juin et la lumière était favorable, ce matin, pour apprécier la variété chromatique des maisons de briques que rehaussent çà et là des bandeaux de ce petit granit du Hainaut, communément appelé pierre bleue
.
Arrivant au carrefour, l’entrée du bâtiment se signalait par la soustraction de l’angle de celui-ci, dessinant ainsi un porche devant lequel on avait pris soin de ménager un petit parvis dallé de pierre bleue, ouvert sur chaque rue et couvert par l’encorbellement des étages. Une plaque, fixée à l’un des murs de ce porche et indiquant : Forum Jean Cosse
, du nom de l’un des architectes du bâtiment, Jean Cosse (1931-2016), me ramena à l’esprit quelques-unes de ses réalisations, que j’avais visitées et dont j’avais conservé un sentiment de calme et la qualité profonde des matériaux bruts, des formes nues, sans effets autres que ceux que les sens peuvent en percevoir. Je retrouvais, en découvrant ce bâtiment ce matin, la même matérialité simple, ici faite de briques appareillées en panneresses à joints plats, rehaussées çà et là de bandeaux de béton blanc, remplaçant les éléments de pierre bleue des maisons voisines et établissant avec elles une analogie complice, presque une connivence…
J’entrai. La poignée de la porte avait cette douceur cordiale que tant de mains avant la mienne avaient conférée à son bois massif, sur lequel le vernis n’était plus qu’un vague souvenir. Comme une bonne poignée de main, elle était franche. Le seuil franchi, je me trouvais face à l’escalier. L’auditorium où je devais me rendre se situait à l’étage, mais j’avais encore du temps devant moi. Je me laissais donc guider par la rampe très douce qui se glissait entre l’escalier et la façade longeant la rue d’Irlande, pour me laisser entraîner et descendre imperceptiblement vers un espace que je ne voyais pas encore, mais dont la lumière qui m’en parvenait me le laissait imaginer haut.
J’arrivais dans un atrium qui, s’élançant sur les quatre niveaux du bâtiment, donnait à percevoir sa plus grande dimension verticale, conférant à cet espace une soudaine allure de vaisseau allant chercher la lumière jusqu’au ciel. Bien qu’il fût aussi ouvert sur la rue et sur le jardin en cœur d’îlot à cette heure encore à l’ombre, le regard ne pouvait que s’élever, irrévocablement. J’embrassais des yeux l’élancement de cet atrium où les encorbellements successifs des étages au-dessus de ma tête formaient comme autant de plans qui donnaient à ce lieu une profondeur insoupçonnée depuis l’extérieur.
La matière avait, ici, changé et, avec elle, l’échelle du lieu, ou – du moins – sa perception, si bien qu’il me sembla, un instant, avoir changé d’univers, mais – à la réflexion – seul l’expression avait changé. Si depuis l’extérieur l’architecture s’adressait à la ville, tendant à s’inscrire dans un processus d’édification urbaine collective, cherchant à établir avec les entours quelques rapports d’analogie, à l’intérieur cette architecture donnait à sa vocation tout l’espace pour s’exprimer ; vocation qui semblait être ici de matérialiser autant un travail de l’esprit qu’une œuvre de la main. Une œuvre qui sublime le quotidien et honore la présence des hommes qui l’ont faite et qu’elle accueille.
J’empruntais désormais l’escalier que j’avais longé en entrant et me trouvais alors au cœur d’un ruban de matière qui, d’une simple circulation verticale, s’était mû en un objet sculptural offrant, de palier en palier, des points de vue, tantôt sur le porche d’entrée, tantôt sur l’atrium que je venais de quitter et que je surplombais à présent.
Pour autant, cet escalier conservait une certaine familiarité. Son garde-corps plein me mettait en confiance et ses degrés se montaient sans effort.
La matière mise en œuvre ne cachait rien, ici, de sa fabrication. La peau du béton portait visibles l’empreinte des planches de son coffrage et la trace du travail des artisans maçons que l’on n’avait pas tenté de faire disparaître, comme on n’avait pas cherché à faire oublier le temps et l’application qu’ils avaient, sans nul doute, investis pour penser leur ouvrage et assembler ces planches, afin que puisse y être coulé le béton dont, à présent, l’aspect était indissolublement le résultat.
Les entrelacs de la modernité
But who was Henri Deneux ? Apparently this is all that he built
. Cette interrogation fut posée en 1987 par Dennis J. De Witt & Elizabeth R. De Witt dans le guide qu’ils rédigèrent sur l’Architecture moderne 1, lorsqu’ils présentèrent l’immeuble conçu par l’architecte Henri Deneux (1874-1969), en 1910, pour son propre usage, sur une parcelle située au numéro 185 de la rue Belliard à Paris.
D’après ce qu’il est aujourd’hui permis de connaître de la production architecturale d’Henri Deneux, il est vrai que cette maison de rapport
(voir la publication ici) – comme il la désigna lui-même – représente un des rares bâtiments neufs qu’il réalisa, car, comme le précisent Dennis J. et Elizabeth R. De Witt : shortly after the First World War he abandoned the twentieth century for the thirteenth and began working on the restoration of Reims Cathedral, leaving to us only this of himself
2.
En effet, devenu architecte en chef des Monuments historiques, à l’issue du concours de 1905, Henri Deneux – rémois de naissance – demandera à l’administration des Beaux-Arts, en 1919, la permission de se consacrer exclusivement à la restauration des édifices cultuels endommagés de la ville de Reims.
Même si l’immeuble de la rue Belliard demeure une construction unique, elle ne sera cependant pas la seule œuvre originale que l’architecte laissera de lui-même
, car la charpente qu’il conçut pour la cathédrale de Reims selon un procédé de construction en ciment armé, à dilatation libre par petits éléments démontables
3 représente également une œuvre singulière, qui inscrit cette restauration dans l’histoire de l’architecture du XXe siècle par l’expérimentation d’un matériau de construction alors (encore) nouveau, appliqué aux Monuments historiques. C’est d’ailleurs là, indéniablement, l’une des singularités dont fit preuve ce personnage, que de proposer des dispositifs constructifs inattendus comme en témoignent aussi les ingénieux motifs en céramique des façades de l’immeuble de la rue Belliard dont la géométrie peut faire penser aux travaux de Johannes Kepler – travaux qu’Henri Deneux connaissait probablement 4 –, et où l’architecte Jules Bourgoin (1838-1908) aurait, quant à lui, probablement pu déceler quelque influence des entrelacs de l’art hispano-arabe.

Il est vrai que le motif employé par Henri Deneux, à Paris, pour le dessin de la façade de sa maison de rapport
rappelle les dessins des planches publiées (pour certaines, en couleurs) par Jules Bourgoin 5 ; Jules Bourgoin qui – passionné de mathématiques et dessinateur habile – découvrira les décors géométriques islamiques au cours de missions qu’il effectuera pour le compte du ministère des Affaires étrangères.
Peut-on voir ici un clin d’œil à l’histoire de l’architecture et de ses techniques, la référence à des auteurs, le fruit du hasard ou d’une communauté de pensées, ou encore le témoignage d’une érudition, etc. ?
Quoi qu’il en soit, des liens semblent se tisser entre les générations, comme entre les continents, par des observations attentives et méthodiques, par des travaux dont la modernité se fonde sur les limons d’un temps long qui la nourrit. De parallèles en inspirations, ces linéaments dessinent les contours d’une histoire qui devient pour les architectes une matière à étudier, propice au renouvellement des arts, y compris au renouvellement de l’art de bâtir.
Si Jules Bourgoin, travaillant sur une mathématique de l’ornement
chercha – presque inlassablement – dans les motifs orientaux des règles régissant ces éléments de décor, Henri Deneux, travaillant à la restauration des édifices classés dont il eut la charge, étudia les charpentes construites dans le nord de la France du XIe au XVIIIe siècle, afin d’établir (par l’observation des dispositions et modes d’assemblage des éléments les constituant) des principes de datation de ces structures de bois.
C’est ainsi que l’observation et le relevé amenèrent Jules Bourgoin à formuler une théorie de l’ornement
; c’est ainsi que l’observation et le relevé, complétés par un travail de création, permirent à Henri Deneux d’élaborer et de mettre en œuvre – pour la restauration des combles des monuments rémois – des charpentes d’assemblage réinterprétées dans un matériaux résolument attaché à la modernité 6.

Près de vingt années après la disparition d’Henri Deneux – et après qu’il eût vécu, de 1938 à 1965, une longue retraite dans un dénuement certain et une indifférence quasi générale –, au début de l’été 1984, une publication dans la presse allait pourtant participer – tant soit peu – à raviver le travail de l’architecte, en lui conférant une certaine actualité.
Ainsi, le journal Le Monde publia-t-il, sur une double page, un dossier intitulé : Promenades d’architecture à Paris
, où l’immeuble de la rue Belliard côtoie, dans une boucle suivant les anciennes voies ferrées de la ligne de Petite Ceinture de Paris, les réalisations d’autres architectes ayant marqué la modernité architecturale et le paysage de la capitale : avec sa toiture-terrasse, ses bandes de fenêtres verticales et sa volumétrie générale très puriste, la maison que se construit Henri Deneux énonce clairement l’avant-programme de l’architecture moderne. En 1913, on ne connaît encore rien du Mouvement Moderne ; ceux qui devraient faire avancer l’architecture se situent, soit dans une tendance Art nouveau malheureusement éprouvée par les attaques répétées de l’Académie, soit dans le mouvement qui va consacrer A. et G. Perret : celui des utilisateurs talentueux du béton armé. Deneux, comme Paul Guadet, est de ceux-là
7.
Dans leur dossier, Bert McClure et Bruno Régnier qualifient Henri Deneux de moderne avant l’heure
. Il est vrai que la proposition qu’il formula pour son propre immeuble – au-delà d’une façade qui mérite d’être remarquée, non seulement pour son dessin, mais aussi pour la mise en œuvre qu’elle révèle – investit aussi les questionnements qui se font jour au tournant du XXe siècle, comme ceux liés, notamment, à l’hygiène : la terrasse supérieure, dont la disposition a été très étudiée, destinée à recevoir des plantes vertes et dans la saison favorable des fleurs faciles à entretenir par un arrosage approprié
8, l’équipement sanitaire de chaque appartement (un par étage), la ventilation et l’éclairement naturels de chacune des pièces composant l’ensemble des appartements de l’immeuble (ainsi que de la distribution verticale), etc., témoignent – de la part d’Henri Deneux – d’une volonté, non seulement de s’inscrire, mais de prendre une part active à une époque alors en transition, voire en mutation.
Aussi, l’immeuble qu’il conçut et réalisa revêt-il encore une valeur démonstrative de cette inscription, comme le suggère sa présentation dans le cadre d’une exposition au Salon de 1912, qui eut lieu au Palais d’Antin 9.
Henri Deneux y présenta la maison de rapport
qu’il avait imaginée pour la rue Belliard, au côté de projets d’une vingtaine d’autres architectes, dont, notamment, Anatole de Baudot (1834-1915), qui s’intéressait alors à la question des techniques constructives modernes considérées dans leur indéfectible relation à l’évolution sociale.
Si l’autobus de Petite Ceinture a aujourd’hui progressivement été remplacé par le tramway T3 10 – comme une boucle de l’histoire à travers le temps, un retour du rail au rail, dans une ville qui se renouvelle sur elle-même –, il est intéressant de relever que cet article demeure d’actualité et qu’il rappelle que, dans ces quartiers populaires, l’innovation typologique et l’expérimentation constructive de ces architectures ont pu donner un sens à l’urbanisation.

Mais qui était Henri Deneux ? Apparemment c’est tout ce qu’il a construit
(traduction des auteurs). Dennis J. De Witt & Elizabeth R. De Witt. Modern architecture in Europe – A guide to buildings since the industrial Revolution. London : Weidenfeld & Nicolson, New York : E.P. Dutton, 1987. retourPeu après la Première Guerre mondiale, il abandonne le XXe siècle pour le XIIIe et commence à travailler à la restauration de la cathédrale de Reims, ne nous laissant que ceci de lui-même
(traduction des auteurs), Dennis J. De Witt & Elizabeth R. De Witt, op. cit. retour- Titre du brevet d’invention n° 506.789 demandé par Henri Deneux le 29 novembre 1919 auprès de l’Office national de la propriété industrielle ; c’est ce procédé qui sera utilisé par l’architecte pour la reconstruction du comble de la cathédrale. retour
- Pour une explication du procédé de pose des carreaux de céramique de la façade, nous renvoyons à l’ouvrage que nous avons rédigé en 2019, intitulé : Une
maison de rapport
– Notes sur l’immeuble d’Henri Deneux à Paris. Lien vers la publication retour - Parmi les ouvrages de Jules Bourgoin, peuvent notamment être cités : Les éléments de l’art arabe – Le trait des entrelacs. Paris : Firmin-Didot, 1879 ; Théorie de l’ornement. Paris : A. Lévy, 1873. retour
- Même si ces charpentes ont été exécutées en ciment armé, on peut y lire, entre autres sources d’inspiration, l’influence du travail de Philibert Delorme. L’architecte Philibert Delorme (1510 ?-1570) proposa, au XVIe siècle, une charpente d’assemblage faite de courtes planches de bois. Henri Deneux connaissait bien le travail de Philbert Delorme, sur lequel il s’était penché en étudiant et en reconstituant la charpente d’assemblage que celui-ci avait réalisée pour le château de la Muette à Saint-Germain-en-Laye, en 1558. retour
- Journal Le Monde du dimanche 24 / lundi 25 juin 1984 – supplément au numéro 12258 – Le dossier intitulé
Promenades d’architecture à Paris – Avec l’autobus de petite ceinture
a été conçu et réalisé par les architectes Bert McClure et Bruno Régnier. retour - Anatole de Baudot. L’architecture, le passé, le présent. Paris : Henri Laurens, 1916. retour
- Le Palais d’Antin correspond aujourd’hui à la partie du Grand Palais donnant sur l’avenue Franklin D. Roosevelt, à Paris. retour
- Le tramway T3a circule aujourd’hui du Pont du Garigliano à la Porte de Vincennes, et le tramway T3b circule de la Porte de Vincennes à la Porte d’Asnières, quant à la liaison entre la Porte d’Asnières et le Pont du Garigliano, elle est encore assurée par le bus PC. retour