La guerre
était sur le point de s’achever – du moins, les médias annonçaient-ils une prochaine et, néanmoins, progressive reprise des activités – et cela s’accompagnerait aussi, sans doute, de la fin du chant des oiseaux. Cette guerre
n’aurait duré que quelques mois et n’aurait causé aucune destruction – pire : elle aurait même donné lieu à quelques constructions, temporaires certes, mais tout de même… – et, bien qu’elle fût sur le point de s’achever, quelque chose – pourtant – ne nous permettait pas de dépasser complètement son caractère irréel – pour ne pas dire : déréalisé.
Les distances qu’elle avait instaurées, la dématérialisation qu’elle avait engendrée, accompagnées de la désincarnation de milliers de victimes dont les faire-part – en grand nombre – ne pourraient donner lieu qu’à de hâtives obsèques, nous maintenaient dans une forme d’abstraction des choses et des lieux.
Nous aurons survécu et, bien que l’heure fût alors au recueillement, l’histoire – qui avait commencé demain – déjà nous intimait un effort pour la suite. Mais quelle suite ?
Quelque chose aurait évolué en nous au cours de ces mois, mais saurions-nous vraiment dire quoi ?
Quelque chose allait devoir être changé – cela était certain –, mais saurions-nous au juste comment faire ?
Le désastre avait conduit certains à s’exiler vers des provinces moins peuplées et – l’espéraient-ils – plus amènes. Mais si cet exode aurait pu, à certains égards, contribuer à rééquilibrer les territoires, il avait aussi, par endroits, fait courir le risque d’en déstabiliser le précaire équilibre. La confrontation de ce dernier à un accroissement soudain de populations fragilisées avait mis en évidence l’indubitable nécessité – autant que la contingence – des équipements et services à caractère médical ou social.
La question de savoir ce qui avait motivé cet exode – ce qui avait été fui, ou ce qui avait été recherché – ne pouvait être éludée, tant il était indéniable que chaque exilé emportât avec lui une part de ce à quoi il semblait chercher à se soustraire.
Ils étaient partis, un peu comme ils seraient partis en vacances – pour la plupart vers les mêmes destinations –, mais avec un empressement accru, emportant avec eux – pour certains – de quoi pouvoir travailler, car la durée du séjour leur était incertaine. Sur place, les temporalités décalées de populations déplacées tentant de maintenir une activité en des lieux qu’ils vouaient d’ordinaire à leur villégiature se heurtèrent aux rythmes perturbés de populations autochtones cherchant, elles aussi, à se maintenir dans la sécurité de lieux qu’elles ne pouvaient quitter : ils ne furent pas toujours bienvenus.
Avaient-ils cherché à échapper à la densité ? Avaient-ils cherché des lieux simplement ouverts ? Avaient-ils cherché des lieux plus stables ?…
Ils migrèrent, comme mus par une impérieuse inspiration dont la nature questionne, car cet exode n’avait alors pas jeté des populations sur des routes inconnues, mais avait vu se transporter des familles d’un lieu de résidence à un autre, si ce n’est familier, à tout le moins, connu : maison de vacances, maison de famille, maison prêtée par des amis, etc., mais – dans tous les cas – maison.
Chacun cherchant alors à se mettre à couvert face à l’irruption d’une saison mauvaise, une part instinctive – mais, peut-être aussi, la plus raisonnable – les amena à chercher le réconfort de lieux familièrement domestiques.
Si la maison est un archétype, elle est aussi – et, peut-être, avant tout – l’élément fondamental et le plus puissant de la construction humaine. C’est la maison qui caractérise notre façon d’être au monde, qui fonde nos possibilités d’être reliés à lui pour autant que nous l’habitions. Creuset de notre imagination et de nos aspirations, l’habitation nous permet de nous projeter vers des ailleurs, en même temps qu’elle nous ancre dans l’espace et peut-être encore davantage dans le temps. Amarre et matrice à la fois, elle est le lieu d’où l’on part, elle est le lieu où l’on se retrouve, car au-dessus de sa forme visible [il y a] l’invisible édifice d’une âme
1.
Le versant positif de la survenue du désastre aurait été la révélation d’un malaise latent et – de fait – plus profond, dont – pourtant – nous aurions pu continuer à nous accommoder. Ce désastre et la crise économique mondiale engendrée – par leur brutalité – nous auraient conduits à engager la réflexion sur nos façons de vivre ainsi que sur nos modes de production. La mise entre parenthèses de nos activités et la prohibition – même momentanée – des relations sociales, nous auraient permis de réaliser la valeur des premières et notre indéfectible attachement aux secondes, comme elles nous auraient aussi fait prendre conscience que nous n’en pouvons plus d’être étrangers à l’espace
2.
La fin du chant des oiseaux était pour bientôt. Bientôt la clameur urbaine, bientôt le réconfortant tapage des chantiers, bientôt le bruissement engloutiraient ce silence que même les oiseaux n’auraient pu complètement dissiper.
Le Petit Messager nous parvenait encore : petit bulletin de quelques pages, riche de faits et d’idées, qui, envoyé gratuitement à tous les artistes, artisans et amateurs d’art aux armées, alla, jusque dans les tranchées, rappeler les espoirs de la veille et du lendemain
3. Il avait, durant la guerre, alimenté la réflexion qui – au sortir de celle-ci – allait permettre de faire preuve de discernement. Il aurait maintenu en éveil nos facultés de reconnaître distinctement les choses que nous étions désormais résolus à construire, d’envisager avec lucidité les idées que nous voulions mettre en œuvre et celles contre lesquelles il nous faudrait – encore – lutter pour infléchir nos façons de vivre, afin de les accorder à nos sens.
La mise entre parenthèses de nos activités – ou, du moins, leur ralentissement – aurait été une gabegie si elle n’avait servi à nous faire réfléchir à nos modes de vie et, plus précisément, à nos habitations. Fort heureusement il n’en fut rien.
Le désastre, ainsi que la crise sanitaire et économique engendrée, – en nous assignant à résidence – auront permis de révéler le malaise qui régnait alors, auront permis de nous faire comprendre ce que – fondamentalement – nous cherchions et ce dont nous n’allions plus pouvoir désormais nous détourner. Le chant des oiseaux allait cesser – peut-être –, mais comme eux nous avions soif d’espace.
Nous construisions – certes – pour pallier le manque de logements, mais avions-nous – alors – pris la mesure des choses ? La réponse en nombre aurait-elle permis de satisfaire le sens à donner à l’acte de bâtir ? Aurait-elle permis d’habiter ? Aurait-elle permis d’accueillir dignement nos lares ? Aurait-elle permis de penser notre manière d’être au monde ?…
Ce n’était pas certain. Mais le désastre nous aura fait prendre conscience que nous étions sur le point d’oublier le poids de nos rêves. Il nous aura amenés à réaliser que les hommes ne savent pas très exactement ce qu’ils font. Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes pour poser la pierre dans le mortier est accompagné d’une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c’est la bâtisse d’ombre qui compte
4.
C’est vers cette bâtisse d’ombre qu’ils migrèrent. Nous ne pourrions plus l’oublier. Le chant des oiseaux allait bientôt cesser, mais nous aurons compris ce qui – ontologiquement – permet aux êtres d’habiter et ce qui – essentiellement – permet à l’architecture de se matérialiser en tant qu’Art, c’est-à-dire comme l’ensemble de toutes les productions mettant en œuvre la matière pour créer des objets répondant à des besoins et atteignant la perfection dans les solutions trouvées
5.
Un siècle nous séparait d’une autre crise et ce siècle avait – assurément – permis de faire progresser notre Art. À quelques jours près, nous aurions célébré le temps écoulé et les progrès accomplis ; nous nous serions réjouis des enseignements apportés par l’histoire et les expériences antérieures.
Nous aurions positivement revisité ces immeubles construits du nord au sud de l’Europe et conçus comme des ensembles de maisons combinées, où des communautés humaines jouissent d’un confort à tout un chacun égal. Nous aurions célébré l’inventivité des concepteurs d’alors : maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre, ayant élaboré ces immeubles résidentiels dans lesquels lorsqu’on vit en appartements, on vit entièrement dans sa propre maison
6 et dans lesquels adultes, adolescents et enfants, résidents ou hôtes de passage, peuvent trouver leurs espaces, goûter le réconfort d’être ensemble autant que le plaisir de pouvoir s’isoler ; des immeubles dans lesquels la distribution protège autant l’intimité qu’elle permet au collectif de se déployer, où elle permet d’organiser l’autonomie ainsi que les services (de la cave au grenier), où se juxtaposent l’habitation et le travail, où peuvent se combiner les loisirs, le repos et les rêves, tout en différenciant les temps de chacun. Nous nous serions souvenu qu’il n’en avait pas toujours été ainsi ; nous nous serions souvenu que si – depuis un siècle – ces immeubles résidentiels avaient pu devenir nos lieux d’habitation, il avait fallu un désastre pour que vivre ensemble redevienne essentiel.
Nous aurions commémoré – pour que cette réalité demeure nôtre le plus longtemps possible – les hommes qui conçurent de telles maisons, comme un lieu de vie partagé où chacun en a sa part, et tous l’ont en entier !
7.
La survenue du désastre ne nous le permit pas, mais nous sommes – plus que jamais – conscients que les êtres ont besoin – pour vivre – d’habiter et que leur habitation est construite d’une glaise pétrie d’histoire et nourrie des relations sociales, affectives et sensibles. Nous aurons acquis la certitude que le seul refuge qui vaille – lorsque la mort rôde – est celui qu’offre la maison symbolique que toute habitation matérialise.
La crise engendrée par le désastre qui allait s’achever nous aura permis de comprendre que si les hommes peuvent – faute de mieux – s’accommoder de loger, leurs rêves finissent par s’évanouir et par ne plus peser dans leurs vies. Elle nous aura appris que le nombre de logements – aussi grand soit-il – ne permettrait pas de faire habiter les hommes. Ce désastre, qui allait s’achever, ne cesserait – réellement – que lorsque chacun pourrait – véritablement – habiter, et même si aucune destruction n’était à constater, cela pouvait être à déplorer, car – pourtant – il allait falloir engager un effort de reconstruction, parce que nous ne pouvions plus poursuivre nos errements.
Cet effort entraînerait avec lui d’autres efforts.
Nous avions lu, dans Le Petit Messager, cette phrase de Paul Vorin qui ne nous lâchait plus, tant elle était stimulante : l’architecture seule peut entraîner le mouvement de renaissance de tous les métiers producteurs des diverses sortes d’objets fabriqués à condition d’entrer elle-même la première dans cette voie de régénération
8.
L’histoire – qui avait commencé demain – nous portait désormais à préparer le jour suivant. Persuadés – pour l’avoir lu – qu’il ne renâclerait pas à fournir avec nous l’effort pour engager cette régénération, nous ne souhaitions rien davantage que de le rencontrer. Nous serions l’avant-veille de la fin de la guerre
et nous aurions rendez-vous avec Paul Vorin.
Le printemps porterait beau et, ce matin-là, installés à la terrasse d’un estaminet de la butte, nous l’aurions attendu juste parce que nous serions arrivés avec un peu d’avance, pour le plaisir de goûter ce temps qui passe et, avec lui, une brise encore imprégnée de l’humidité de la nuit nimbée de l’humeur fraîche de l’herbe des fossés voisins.
La rencontre ne nous décevrait pas, son engagement serait entier – et il fallait qu’il le soit –, car à ce prix seulement [nous dit-il] nous deviendrons de bons architectes et nous ajouterons à la série des précédentes, une architecture nouvelle, expressive de notre trempe. C’est à cet effort de révolution totale qu’appartient l’avenir de notre Art ; nous le ferons ou nous ne ferons rien
9.

- Henri Bosco. Hyacinthe. Paris : Gallimard, 1941. retour
- Philippe Jaccottet. La Semaison. Paris : Gallimard, 1984. retour
- Léon Rosenthal. Une importante manifestation d’art. L’Humanité, daté du lundi 29 novembre 1915, n°4243. Dans ce numéro, Léon Rosenthal (1870-1932) présente le bulletin de guerre : Le Petit Messager des Arts et des Artistes, et des Industries d’Art, fondé par Adolphe Cadot au début de la Première Guerre mondiale. retour
- Jean Giono. Que ma joie demeure. Œuvres romanesques complètes, Tome II, Paris : Gallimard, Pléiade, 1972. retour
- Paul Vorin. Rapport sur la situation artistique actuelle et sur la nécessité et les moyens d’y porter remède, (circa 1915), conservé à Paris, par L’Office Universitaire de Recherche Socialiste (L’OURS). Paul Vorin (1882-1944) était architecte, formé à l’École des Arts et Métiers ; jusqu’en 1911, il fut dessinateur chez Anatole de Baudot (1834-1915), avant d’être nommé architecte en chef des Monuments historiques, suite au concours de 1920. retour
- Extrait d’un article relatif à l’immeuble résidentiel
Westzeedijk
, intituléCauserie over Flatbouw
[Causerie sur l’immeuble d’appartements
] et paru dans le journalDe Maasbode
, le 11 janvier 1928. Pour une présentation plus détaillée de cet immeuble, nous renvoyons à l’article que nous avons écrit, intitulé : Hôtels résidentiels retour - Victor Hugo. Ce siècle avait deux ans. Les Feuilles d’automne. Paris : Eugène Renduel, Éditeur-Libraire, 1832. retour
- Paul Vorin. Art et Législation. La Renaissance des villes, n°26, supplément au n°33 du Petit Messager des Arts, octobre 1916. retour
- Paul Vorin. Pour devenir un bon architecte. La Cité : urbanisme, architecture, art public, mai 1920, n°11. retour