Le rendez-vous était à 9 heures, mais j’arrivais en avance à l’angle de la rue d’Irlande et de la rue Maurice Wilmotte, où se trouvait l’une des annexes de l’Institut supérieur d’architecture Saint-Luc. J’avais remonté la rue d’Irlande à pied pour rejoindre le quartier Saint-Gilles ; nous étions au mois de juin et la lumière était favorable, ce matin, pour apprécier la variété chromatique des maisons de briques que rehaussent çà et là des bandeaux de ce petit granit du Hainaut, communément appelé pierre bleue
.
Arrivant au carrefour, l’entrée du bâtiment se signalait par la soustraction de l’angle de celui-ci, dessinant ainsi un porche devant lequel on avait pris soin de ménager un petit parvis dallé de pierre bleue, ouvert sur chaque rue et couvert par l’encorbellement des étages. Une plaque, fixée à l’un des murs de ce porche et indiquant : Forum Jean Cosse
, du nom de l’un des architectes du bâtiment, Jean Cosse (1931-2016), me ramena à l’esprit quelques-unes de ses réalisations, que j’avais visitées et dont j’avais conservé un sentiment de calme et la qualité profonde des matériaux bruts, des formes nues, sans effets autres que ceux que les sens peuvent en percevoir. Je retrouvais, en découvrant ce bâtiment ce matin, la même matérialité simple, ici faite de briques appareillées en panneresses à joints plats, rehaussées çà et là de bandeaux de béton blanc, remplaçant les éléments de pierre bleue des maisons voisines et établissant avec elles une analogie complice, presque une connivence…
J’entrai. La poignée de la porte avait cette douceur cordiale que tant de mains avant la mienne avaient conférée à son bois massif, sur lequel le vernis n’était plus qu’un vague souvenir. Comme une bonne poignée de main, elle était franche. Le seuil franchi, je me trouvais face à l’escalier. L’auditorium où je devais me rendre se situait à l’étage, mais j’avais encore du temps devant moi. Je me laissais donc guider par la rampe très douce qui se glissait entre l’escalier et la façade longeant la rue d’Irlande, pour me laisser entraîner et descendre imperceptiblement vers un espace que je ne voyais pas encore, mais dont la lumière qui m’en parvenait me le laissait imaginer haut.
J’arrivais dans un atrium qui, s’élançant sur les quatre niveaux du bâtiment, donnait à percevoir sa plus grande dimension verticale, conférant à cet espace une soudaine allure de vaisseau allant chercher la lumière jusqu’au ciel. Bien qu’il fût aussi ouvert sur la rue et sur le jardin en cœur d’îlot à cette heure encore à l’ombre, le regard ne pouvait que s’élever, irrévocablement. J’embrassais des yeux l’élancement de cet atrium où les encorbellements successifs des étages au-dessus de ma tête formaient comme autant de plans qui donnaient à ce lieu une profondeur insoupçonnée depuis l’extérieur.
La matière avait, ici, changé et, avec elle, l’échelle du lieu, ou – du moins – sa perception, si bien qu’il me sembla, un instant, avoir changé d’univers, mais – à la réflexion – seul l’expression avait changé. Si depuis l’extérieur l’architecture s’adressait à la ville, tendant à s’inscrire dans un processus d’édification urbaine collective, cherchant à établir avec les entours quelques rapports d’analogie, à l’intérieur cette architecture donnait à sa vocation tout l’espace pour s’exprimer ; vocation qui semblait être ici de matérialiser autant un travail de l’esprit qu’une œuvre de la main. Une œuvre qui sublime le quotidien et honore la présence des hommes qui l’ont faite et qu’elle accueille.
J’empruntais désormais l’escalier que j’avais longé en entrant et me trouvais alors au cœur d’un ruban de matière qui, d’une simple circulation verticale, s’était mû en un objet sculptural offrant, de palier en palier, des points de vue, tantôt sur le porche d’entrée, tantôt sur l’atrium que je venais de quitter et que je surplombais à présent.
Pour autant, cet escalier conservait une certaine familiarité. Son garde-corps plein me mettait en confiance et ses degrés se montaient sans effort.
La matière mise en œuvre ne cachait rien, ici, de sa fabrication. La peau du béton portait visibles l’empreinte des planches de son coffrage et la trace du travail des artisans maçons que l’on n’avait pas tenté de faire disparaître, comme on n’avait pas cherché à faire oublier le temps et l’application qu’ils avaient, sans nul doute, investis pour penser leur ouvrage et assembler ces planches, afin que puisse y être coulé le béton dont, à présent, l’aspect était indissolublement le résultat.