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Les prémices d’un type [2/2]

Immeuble d’appartements “Huize Boschzicht ” à La Haye, W. Verschoor et C. Rutten, concepteurs, 1919-1920 (source : collection des archives municipales de La Haye – “Haags Gemeentearchief ”)

Apartment-houses

Le 8 mai 1920, – en tant que membre du conseil d’administration de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’, alors maître de l’ouvrage de l’opération – C. Rutten écrivit au journal local Het Vaderland pour exposer son approche de la conception d’immeubles d’appartements aux Pays‑Bas. La construction (à partir de 1920) de tels immeubles y est alors complètement nouvelle, car jusqu’à cette époque – comme l’évoque C. Rutten dans sa lettre que le journal publiera –, l’édification de maisons individuelles domine l’ensemble du paysage urbain néerlandais et, selon lui, à La Haye, la construction de maisons ordinaires, petites et grandes […] continuera d’avoir la priorité sur tous les autres types de logement pendant des années encore 1. Une alternative à cette forme urbaine lui paraît cependant envisageable car des milliers de personnes, en revanche, sont prêtes à échanger leurs maisons pour les appartements à venir et à s’adapter au nouveau mode de vie 2 que représentent les immeubles d’appartements. Celui qui est alors en construction sur la Benoordenhoutseweg à La Haye – qui sera baptisé, plus tard, du nom de Huize Boschzicht – marquera, aux Pays‑Bas, ce basculement vers le nouveau mode de vie qu’évoque C. Rutten et que nombre de villes – européennes ou non : Paris, Londres, Berlin, New York ou Chicago – avaient d’ores et déjà expérimenté et adopté (pour certaines depuis longtemps) avec, cependant, divers degrés d’équipement.

Pour autant, le choix d’une telle typologie bâtie induit-elle de renoncer aux qualités individuelles offertes par la maison, pour ainsi dire séculaire ?

Pour C. Rutten, l’appartement doit être un espace dans lequel on habite et on vit avec plaisir et tranquillité en même temps qu’un lieu doté de tous les conforts et de toutes les commodités, non seulement individuelles, mais aussi collectives, que la technologie moderne de construction pourra y apporter 3. C’est ainsi qu’à l’instar d’autres concepteurs, qui explorèrent également cette façon nouvelle d’habiter tout en préservant des qualités anciennes, les architectes du bâtiment de la Benoordenhoutseweg cherchèrent à offrir à leurs locataires un équivalent à la maison.

Pour étayer son propos, C. Rutten revient sur un article paru une semaine plus tôt dans le même journal en réagissant aux propos de deux auteurs britanniques évoqués dans l’édition du 1er mai 1920 : j’apprécie beaucoup les conseils donnés par Frank T. Verity et Edwin T. Hall dans leur livre sur les appartements 4. L’article du journal Het Vaderland intitulé Nog eens over flats [Une fois de plus sur les appartements] évoquait en effet l’ouvrage intitulé Flats, urban houses and cottage homes paru en 1906 en Angleterre 5, en citant l’introduction rédigée par l’architecte Frank T. Verity : comme un appartement est le substitut d’une maison, il devrait fournir ce qu’une maison offre, à savoir des installations adéquates pour se divertir et une tranquillité pour les principaux locataires.

Frank T. Verity, Edwin T. Hall, Gerald C. Horsley.
Flats, urban houses and cottage home. London : Hodder and Stoughton, 1906

En publiant dans leur ouvrage des gravures d’immeubles londoniens ou parisiens et en expliquant leurs plans, les auteurs britanniques donnèrent à voir et firent connaître à nombre de concepteurs de par le monde un panorama d’expérimentations européennes, dont certains architectes et ingénieurs néerlandais purent se saisir. Mais, dans sa lettre au journal Het Vaderland, au-delà de ce panorama européen, C. Rutten rappellait surtout les expériences typologiques américaines en citant les apartment‑houses, réalisés essentiellement sur la côte est des États-Unis, qui étaient très proches (dans leurs équipements et leur organisation) des hôtels résidentiels réalisés à La Haye au cours de cette période de l’entre‑deux‑guerres.

Au sujet de ces apartment-houses, le journaliste américain Herbert Croly (1869-1930), dans la revue Architectural Record, en février 1907 – avant d’évoquer quelques réalisations à Chicago – rappelait la genèse de ce type de constructions aux États-Unis : c’est en 1868 que le premier immeuble d’habitation fut construit à New York. Ce bâtiment n’était au départ considéré que comme une innovation venant de l’étranger, et il était, fait significatif, à la fois conçu par un architecte de formation française et en partie prévu pour l’usage d’artistes 6. H. Croly faisait ainsi explicitement référence à l’immeuble appelé Stuyvesant Apartments 7, en rappelant non seulement que le commanditaire de l’époque – Rutherfurd Stuyvesant (1843-1909) – admirait les immeubles parisiens, mais aussi que certaines réalisations de différents pays (dont la France), grâce aux voyages et aux échanges entre la France et les États‑Unis, comme par le biais des publications spécialisées, des journaux ou des périodiques, étaient connues et regardées.

En effet, en cette fin de XIXe siècle, ce premier apartment-houses s’inscrivait dans une typologie similaire à celle dans laquelle certains immeubles érigés à Paris s’inscrivaient également. Destiné à la classe moyenne new-yorkaise, chaque appartement de l’immeuble Stuyvesant Apartments était proposé à la location – moyennant un loyer annuel – et disposait des derniers équipements que l’époque ait alors pu offrir (sanitaire indépendant, salle de bains, cuisine équipée) ; distribué par deux escaliers, les parcours des résidents étaient dissociés de ceux des domestiques. Réalisée par l’architecte américain Richard Morris Hunt (1827-1895) – qui avait suivi les cours de l’architecte Hector-Martin Lefuel (1810-1880) à l’École des Beaux-Arts de Paris – cette construction ouvrit, aux États-Unis, la voie à d’autres immeubles de ce type, qui rivalisèrent parfois de propositions en matière d’équipements (collectifs ou individuels), pour rendre plus confortable la vie des locataires d’alors, et afin – sans doute aussi – de garantir le succès de telles opérations, en les rendant plus attractives.

Un article du journaliste Charles Carroll, paru en 1878 dans le Appleton’s Journal et intitulé apartment-houses, décrit de telles constructions et relate la vie qui s’y déroulait. L’auteur y précise que dans les grandes villes d’Allemagne, de France et d’Italie, c’est devenu le mode de vie habituel. La famille bourgeoise ordinaire aux revenus moyens raisonnables occupe un ‘appartement’, un ‘Wohnung’, un ‘piano’, en anglais courant ‘a floor’ [et] une telle résidence en commun n’entraine aucune stigmatisation ni inconvénients sociaux. […] Les appartements sont souvent grands, pratiques, voire luxueux. Chaque ménage est, dans l’essentiel, isolé de ses voisins, n’ayant rien en commun avec ceux qui l’entourent, sauf un toit, une entrée, un escalier, et quelques services généraux 8. En effet, l’innovation – ou, tout simplement, l’évolution – qui peut être observée dans le type d’habitation proposé lors de la réalisation de certains immeubles américains, peu après la deuxième moitié du XIXe siècle, repose sur les équipements des appartements et les services communs quotidiens proposés à l’ensemble des résidents, au sein de l’immeuble. En fonction des capacités financières des familles, plus ou moins de confort et de prestations sont ainsi proposés dans les immeubles, certains appartements pouvant même – moyennant finance – être transformés en hôtels familiaux (family-hotels) de luxe. Il est à noter que dans certains cas il s’agit aussi – et peut-être à plus forte raison dans une ville comme New York où le prix du foncier est élevé – d’un produit spéculatif ; Charles Carroll pointe d’ailleurs ce fait dans son article, lorsqu’il écrit : nos capitalistes discrets commencent de plus en plus à voir les possibilités de profit dans un tel investissement 9. Mais, parcourant la ville de New York, visitant amis ou connaissances, se renseignant sur les constructions récentes, l’auteur s’attache à offrir au lecteur, en 1878, la description de différents modèles de ces apartment-houses, balayant ainsi une multiplicité d’offres, tout en ne manquant pas d’exposer certaines exagérations ou les manques de certaines propositions locatives, il décrit aussi les efforts d’équipements collectifs proposés afin de rendre la vie sociale plus agréable au sein des immeubles. Ainsi explique-t-il, par exemple, que même dans les ‘apartment-houses’ à l’origine équipés de cuisines privées, il a été jugé nécessaire d’avoir un restaurant supplémentaire, géré par le propriétaire de l’immeuble, pour les familles ; […] dans l’ascenseur nos amis trouvent le temps de discuter une minute […] et arrivés au rez-de-chaussée, nous déambulons […] dans la grande salle à manger, joliment meublée et décorée de fresques, avec sa longue rangée de tables séparées 10.

En cette deuxième moitié du XIXe siècle, si pour les familles la question des repas – pouvant être pris au sein des appartements ou, dans certains immeubles du moins, au sein de l’immeuble – relève de questions non négligeables, les soins du corps ainsi que l’hygiène deviennent également, à cette époque, des préoccupations significatives et la plupart de ces constructions feront l’objet de réflexions approfondies sur les moyens de garantir un accès à l’hygiène de plus en plus aisé pour une population croissante, notamment en ce qui concerne la production, le stockage et la distribution de l’eau chaude sanitaire, à tous les étages et dans tous les appartements ; il en est de même pour la question du linge de maison, et certains ensembles se verront ainsi dotés, au grenier, de séchoirs individuels réservés à chaque appartement.

Connaissant visiblement l’histoire, pour ainsi dire moderne, des immeubles d’habitations américains (sans pour autant cibler aucun exemple en particulier), en 1920, C. Rutten renseigne davantage les lecteurs néerlandais du journal Het Vaderland sur la vie dans les apartment-houses en précisant que, parfois, certains contiennent des salles de billard, une bibliothèque et des salles de banquet 11. Continuant son énumération des services offerts aux locataires, il indique également que certains architectes américains ont pu penser à une salle spacieuse, où les enfants non-scolarisés sont occupés pendant la journée sous la surveillance d’expert. […] Le soir, ces salles sont ouvertes aux jeunes scolarisés et aux étudiants, qui peuvent également y faire leurs devoirs sous surveillance et encadrement. Cet établissement est parfois si perfectionné qu’il abrite une bibliothèque dans laquelle tous les manuels d’études possibles peuvent être trouvés, de sorte qu’il n’est même pas nécessaire de prendre les livres de l’école. En outre, ces bâtiments contiennent un certain nombre de chambres d’hôtes, de salles d’étude, de salles de travail, etc. Il n’est pas rare non plus de trouver des salons de coiffure, des installations de premiers soins en cas de maladie avec une infirmière permanente 12.

Dès le tournant du XIXe siècle, l’immeuble new-yorkais proposé pour les classes moyenne et supérieure urbaines devient un ensemble équipé – tant à l’échelle intime de l’appartement, qui se substitue peu à peu à la maison, qu’à l’échelle collective de l’immeuble – où une certaine forme de mixité d’usages s’invente ici en prenant appui sur des préoccupations alors en pleine réflexion, comme le confort, les soins du corps ou l’hygiène, mais aussi l’urbanisation et avec elle des enjeux économiques. L’architecture s’est ainsi adaptée à l’évolution de son siècle à travers l’invention de typologies nouvelles et l’intégration d’équipements faisant évoluer les modes de vie ; les architectes, explorant l’histoire tout en observant la demande sociale, se sont saisis de ce que leur apportait ce siècle, afin de faire face à une indigence qu’ils percevaient déjà allant croissant et qu’ils ont tenté, par leur métier, d’atténuer.

C’est ainsi que, poursuivant cette histoire à l’œuvre, cinquante ans plus tard, les concepteurs néerlandais s’attachant à formuler des réponses pour tenter de faire face à la pénurie de logements qui sévit aux Pays‑Bas à l’issue de la Première Guerre mondiale, tourneront leurs regards outre-Atlantique et s’appuieront sur les expériences américaines des apartment-houses pour alimenter l’élaboration d’un nouveau type d’habitation : l’hôtel résidentiel qui, construit en premier lieu dans la ville de La Haye et se matérialisant, pour la première fois, sur la Benoordenhoutseweg, allait incidemment faire évoluer la manière de vivre dans cette cité hollandaise.

Huize Boschzicht

Immeuble Huize Boschzicht, encore en chantier vers 1920 , vu depuis la rue Jozef Israëlslaan (source : collection des archives municipales de La Haye Haags Gemeentearchief )

Le chantier de l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht démarre, au début de l’année 1920 ; deux entreprises principales sont alors chargées de la construction : la N.V. Betonmaatschappij voorheen P. Bourdrez et l’entreprise de construction Swaneveld en Bos 13. Pour renseigner davantage les techniques employées au cours de ce chantier, un des membres de la N.V. Bouw- en Exploitatie-Maatschappij ‘De Moderne Woning’ (probablement C. Rutten) expliquera – en adressant un courrier au journal local Het Vaderland – le terrassement de la parcelle de la manière suivante : Toute la tourbe est excavée jusqu’au banc de sable et l’ensemble du terrain, sous les fondations, est recouvert de sable pur. Nous avons préféré cette méthode de fondation car elle nous donne une couche plus ou moins épaisse de sable pur sous l’ensemble du bâtiment et exclut le développement de vapeurs nocives provenant du sol à l’intérieur de la construction 14. Si l’on se fie au même journal, paru une année plus tard, la préparation de ce terrain d’assiette aura coûté, à lui seul, 45 000 florins 15. Les fondations et caves de ce bâtiment sont réalisées en béton armé ; la structure générale de l’immeuble se compose, quant à elle, de murs de briques rouges qui supportent des planchers creux en béton armé. Composé de quatre étages surmontés d’un toit terrasse, l’immeuble Huize Boschzicht donne à voir, par l’emploi de divers matériaux, un ordre clair, une composition architecturale rectiligne et posée, créée essentiellement par les éléments structurels de l’immeuble : le soubassement et les deux entrées sont en granit, les appuis des larges fenêtres aux châssis d’acier sont en grès jaune, les linteaux soulignant les étages sont en béton brossé. Par l’entremise du concepteur néerlandais Hendrik Petrus Berlage (1856-1934) – chez qui travailla un temps, l’ingénieur J.J.L. Bourdrez – l’œuvre de l’architecte américain Frank Lloyd Wright (1867-1959) était connue de certains concepteurs aux Pays‑Bas. De ce fait, il n’est peut-être pas anodin de sentir dans la composition des deux halls d’entrées un emprunt à l’œuvre du concepteur américain : la présence des vitraux donnant jour et couleurs dans les espaces d’accueil, révélés par la présence de la lumière des courettes flanquant ces lieux de desserte, suggère, comme un clin d’œil étincelant, les recherches de Frank Lloyd Wright qui inspireront également le mouvement architectural néerlandais nommé : Nieuwe Haagse School, et dans lequel s’inscrit ce bâtiment d’habitations aujourd’hui appelé Huize Boschzicht ; les lignes droites des boiseries en chêne habillant le parapet des escaliers formant garde-corps ou les murs des halls des rez-de‑chaussée, en accompagnant le déplacement des corps, accentuent aussi le modelé des espaces de circulation en jouant des ombres et de la lumière des lieux.

Vue de l’un des paliers d’étages et de l’escalier principal (source : Art et décoration, février 1923)

Malgré la présence d’œuvres dans ces halls, comme les sculptures de Johan Coenraad (dit Jan) Altorf (1876-1955) au rez-de-chaussée, ou la présence à chaque étage des vitraux de Gérard Rutten (1902-1982), la part artistique des espaces de circulation est majoritairement assumée, sans emphase, par la composition architecturale. C’est aussi à ce titre que cette construction, remarquée en France et publiée peu de temps après sa livraison, dès février 1923, dans la revue française Art et décoration, suscitera une certaine admiration, comme en témoignent les mots d’Henry Asselin : Un souci d’harmonie dans l’ensemble, la volonté d’éviter l’écueil qui était de faire lourd, massif, et, par-dessus tout la préoccupation d’être pratique, de multiplier le confort et d’ouvrir largement à l’air et à la lumière, voilà ce qui se discerne au premier coup d’œil 16.

Immeuble Huize Boschzicht vu depuis la rue Benoordenhoutseweg (source : Art et décoration , février 1923)

Depuis la rue, quelques marches sont nécessaires pour atteindre ces halls distributifs. Le rez-de-chaussée de l’immeuble s’élève en effet à un mètre au-dessus du sol, dessinant un socle à la construction et réglant ainsi le rapport – toujours délicat – des appartements des étages inférieurs à l’espace public qu’ils côtoient. Monumentale mais aussi très simple, l’entrée est formée de grands blocs de pierre naturelle 17 ; comme évoqué, il s’agit ici de granit. Par un large couloir relativement bas, on entre dans le grand hall, à l’extrémité duquel un escalier mène au grand ascenseur 18. Comme pour le hall commun principal, les entrées de chaque appartement sont également éclairées naturellement, ces deux espaces distributifs ayant en partage les puits de lumière des courettes installées dans l’épaisseur du bâti.

De ce que donne à voir la presse locale, en 1920, en publiant quelques plans, les appartements proposés par les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten se développent principalement en longueur. Le dispositif d’entrée choisi pour chaque lieu d’habitation distribue, d’un côté, un hall (lui aussi éclairé naturellement par les mêmes courettes) qui mène aux espaces de vie de l’appartement, et de l’autre côté à une partie, que l’on pourrait qualifier de service, où se concentrent une chambre pour domestique (dienstbode kamer) et la cuisine de chaque habitation (keuken) ; la série de monte‑plats individuels qui relie les appartements aux espaces communs du sous-sol (cuisine centrale, en particulier) fait le pivot entre ces deux espaces distincts dans l’habitation. Au sein de l’unité familiale, chaque temporalité de la vie domestique possède plusieurs pièces complémentaires : la salle à manger est proche de la cuisine ; la salle de séjour est en relation avec un salon attenant ; il s’agit d’un principe cher aux Hollandais, celui des pièces ‘en suite’ [qui] est ici respecté 19. Les chambres, associées à des salles de bains, forment quant à elles des unités de vie plus intimes au sein de l’appartement. Elles entretiennent avec ces espaces dédiés aux soins du corps et à l’hygiène, qui leur sont contigus, une relation possiblement directe ou non ; c’est ainsi autant l’intimité que la liberté de mouvement des résidents qui est ici envisagée et préservée. Les pièces de vie bénéficient – pour la grande majorité d’entre elles – d’un éclairage et d’une ventilation naturels. Enfin, quelques prolongements extérieurs sous la forme de loggias agrémentent les pièces principales (ou de repos) des lieux d’habitation ainsi conçus.

L’accès des résidents ou des visiteurs à cet immeuble s’effectue par les rues Benoordenhoutseweg et Neuhuyskade, en longeant l’espace boisé qui se développe au sud de l’édifice. En revanche, l’accès du personnel de service ou de livraison se fait au revers de l’immeuble, c’est-à-dire au nord, par la rue Mauvestraat ; cette entrée secondaire permet ainsi de dissocier les différentes parties de l’immeuble et de desservir, par un accès dédié, l’ensemble des espaces communs de services offerts aux habitants et placés au sous-sol (stockage des vélos, caves, cuisine centrale, etc.), ainsi que l’ensemble des locaux techniques de l’immeuble (chaufferie, réserve de charbon, etc.).

À la lecture des différents articles de presse de l’époque, la proposition typologique formulée par les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten paraît proche des apartment-houses américains : la mise en place d’une cuisine centrale y fait songer ; l’attention portée au confort des locataires rapproche encore un peu plus cette expérience typologique néerlandaise de celles imaginées et bâties au XIXe siècle outre-Atlantique. Un autre lieu intégré à l’immeuble d’appartements Huize Boschzicht tisse encore un peu plus finement cette filiation : il s’agit du restaurant installé au rez‑de‑chaussée de l’immeuble. Celui-ci se situe bien sûr à un mètre au-dessus du sol, de sorte que l’on descend sur une terrasse dans le jardin situé devant. Derrière le grand restaurant se trouvent quelques pièces agréables pour des repas intimes ou des festivités. Le restaurant possède son propre vestiaire, W.C., etc. Il s’agit d’un tout en soi, mais bien sûr accessible de l’intérieur depuis tous les appartements 20. Comme un aller‑retour – faisant fi des distances et du temps –, cette brève description n’est pas sans rappeler les propos de Charles Carroll, parus en 1878 dans le Appleton’s Journal, où il évoquait la présence de restaurants au sein des apartment-houses. Ainsi, l’immeuble Huize Boschzicht paraît-il se nourrir d’expériences construites, qui avaient, en leur temps et en d’autres lieux, jalonné l’histoire des modes de vie.

Au-delà de ces aspects typologique et programmatique, s’inscrivant dans le prolongement d’expériences regardées et comprises, et dans le fil d’une histoire à l’œuvre, il faut également évoquer ici un troisième aspect qui concerne les techniques constructives qui, elles aussi, se nourrissent et alimentent en retour une histoire matérielle du bâti.

En effet, pour parvenir à édifier rapidement et économiquement l’immeuble Huize Boschzicht, les concepteurs eurent recours à un procédé technique particulier : les fameux planchers Moÿse [qui] ont été installés partout 21. Il s’agit d’un système de plancher par éléments préfabriqués imaginé par un entrepreneur liégois : Simon Moÿse. Brevetée en juin 1911 en Belgique, en juillet 1912 en France et en février 1913 aux Pays‑Bas, cette invention a pour objet un plancher creux en béton armé, pouvant être confectionné sans coffrage. […] Ce système consiste à placer à des intervalles réguliers ou irréguliers suivant les circonstances des poutres de faible hauteur de forme et d’armature quelconques, à placer dans les intervalles entre ces poutres des corps creux de forme et de matière quelconques, de hauteur telle que leur sommet arrive à la face intérieure du hourdis à confectionner sur place 22. Autrement dit : les poutres initiales préfabriquées supportant les corps creux forment en se combinant avec ceux-ci une sorte de sous-plancher servant de coffrage perdu à la chape supérieure qui sera coulée sur l’ensemble ; l’espacement entre les corps creux laissant la possibilité de loger des fers à béton et des étriers, une fois scellées dans la chape, ces armatures forment autant de poutres définitives dans le plancher, qui participent à la résistance générale de la dalle légère ainsi formée. Ce système de plancher par éléments préfabriqués n’est toutefois pas le premier à voir le jour au début du siècle. L’invention de Simon Moÿse ressemble beaucoup aux planchers creux en béton armé du système Herbst. Mais avec cette différence que les sous-planchers sont plus légers et donc plus faciles à transporter 23, à plus forte raison si les corps creux préfabriqués sont composés de béton de pouzzolane.

La mise en œuvre simple et rapide d’un tel plancher en béton armé, ainsi que sa résistance éprouvée, auront certainement constitué des facteurs qui incitèrent l’entrepreneur Simon Moÿse à déposer cette invention dans plusieurs pays européens et qui, corollairement, conduisirent les architectes néerlandais à les utiliser.

À propos de la solidité d’un tel procédé technique, la presse relate qu’il a brillamment résisté aux tests de charge les plus difficiles 24, et les revues spécialisées, comme, par exemple, la revue Technisch Studenten-Tijdschrift, dans son édition du 20 mars 1918, rapporte elle aussi que l’ingénieur J.J.L. Bourdrez a effectué un essai de charge sur cette construction de plancher avec un résultat favorable pour une charge utile de 500 kg par m², tandis qu’un second test avec une charge utile de 200 kg par m² a été réalisé sous le contrôle de l’Inspection municipale des bâtiments et du logement de la Ville de La Haye (Gemeentelijk Bouw- en Woningtoezicht te’s-Gravenhage) 25. Quant au frère de l’ingénieur J.J.L. Bourdrez : Pieter Bourdrez – l’un et l’autre cogérants de la N.V. Betonmaatschappij voorheen P. Bourdrez – le journal Het Vaderland, dans son édition du 27 mars 1920, rapporte qu’il acheta à l’époque, une machine Moÿse. L’article, faisant – de manière plus ou moins allusive – la promotion de l’invention, précise encore que cette machine peut produire environ 300 pièces par jour, et suggère les avantages et applications que son acquisition représente : Tant qu’il ne possédait qu’une seule machine, M. Bourdrez n’osait pas promouvoir cette fabrication. […] Mais aujourd’hui, la situation a changé et il peut augmenter sa production jusqu’à 8 000 blocs par jour. Selon l’utilisateur, cette méthode de construction peut être utilisée pour réaliser une maison en six semaines 26.

Outre une utilisation dans la réalisation de planchers creux, économiques et résistants, ce système de construction ne fut pas uniquement mis en œuvre à l’horizontale, mais également employé à la verticale pour la constitution de murs, permettant ainsi, par exemple, la construction de maisons individuelles solides, bon marché et rapides à bâtir. D’ailleurs, et sur la base de son premier procédé, Simon Moÿse déclina, dans les années qui suivirent, différents systèmes constructifs : une poutre en béton composée de corps creux (brevet n° 493.799 déposé en décembre 1918, en France), une poutre creuse pour toiture formant charpente et couverture (brevet n° 493.800 déposé en décembre 1918, en France), des bateaux en béton armé composés de corps creux à emboîtement (brevet n° 497.711 déposé en mars 1919, en France), par exemple.

À l’issue de la Première Guerre mondiale aux Pays‑Bas, ce système inspira quelques architectes, dont Jan Wils (1891-1972), qui proposa une résidence d’été bon marché constituée de murs creux en béton 27.

Mais en ce qui concerne l’ensemble d’habitations Huize Boschzicht, outre le fait que ce système de plancher ait pu influer sur le temps et les coûts de construction, il s’est avéré que le corps creux en béton est très insonorisant 28. Aussi, dans le cas de cette innovation typologique, et pour accompagner le passage du mode de vie individuel de la maison au mode de vie collectif de l’immeuble d’appartements – sans que les locataires n’éprouvassent les inconvénients du nombre de résidents –, cette caractéristique phonique aura probablement représenté un atout supplémentaire pour les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten, qui les incita également à employer ce procédé constructif.

Pour apprécier cet immeuble, le choix des valeurs : culturelle, historique et typologique, figurant dans le registre d’inscription des monuments nationaux néerlandais, paraît à même de révéler les différents aspects caractéristiques de l’intérêt que peut présenter cet édifice, car son inscription dans une histoire de l’Habiter ne semble pas pouvoir être niée, comme ne peut être nié le fait que ce bâtiment constitue également un témoin précieux de la Nieuwe Haagse School. Pour autant, compte tenu de ce qui constitue cette expérience architecturale et au vu de ce qui a permis la réalisation de ce premier hôtel résidentiel dans le contexte social et économique particulier de l’entre‑deux‑guerres, la dimension constructive devrait également être prise en compte. Ainsi, la valeur matérielle pourrait-elle aussi participer à caractériser ce qui fait l’intérêt d’une architecture. Au-delà de ce qu’exprime un bâtiment, l’ensemble des éléments qu’il contient et qui constituent sa substance (c’est-à-dire autant d’éléments qui ne se donnent pas forcément à voir immédiatement, comme les planchers, par exemple), sont aussi porteurs de sens et s’avèrent être autant de témoins discrets – mais tangibles – des savoirs et savoir-faire mis en œuvre qui relatent une part de l’histoire sociale, économique et artistique.

Aussi, bien qu’étant proche des arts et bien que pouvant être envisagée et décrite au prisme d’une histoire des styles, cette approche ne peut tout à fait suffire à comprendre une architecture dont la mise en œuvre de la matière doit demeurer la réalité concrète première.

Cette expérience néerlandaise, menée par les concepteurs W. Verschoor et C. Rutten, témoigne de cette capacité de l’architecture à s’inscrire dans une histoire qu’elle prolonge et renouvelle.

L’immeuble Huize Boschzicht, tant par les typologies qu’il interroge et réanime en faisant évoluer l’histoire de l’habitation urbaine, qu’au regard des choix matériels et des principes constructifs qu’il combine, pourrait indubitablement constituer un maillon significatif d’une histoire matérielle du bâti. Ce type d’immeuble d’appartements qui – aujourd’hui, à nouveau – serait à inventer, pourrait d’ores et déjà s’offrir comme support à une réflexion contemporaine sur l’Habiter. L’histoire des typologies, l’histoire des mentalités, comme l’histoire matérielle du bâti, ne cessent de constituer une matière parfois susceptible d’être support d’inspiration pour continuer à innover.

Dans le prolongement de la dynamique qui a présidé à sa construction, à La Haye dans les années 1920, les équipements mutualisés que proposèrent alors les concepteurs aux résidents locataires pourraient certainement trouver d’autres applications pour résoudre, par exemple, la question des services à domicile.

Comme ces architectes regardèrent l’histoire de l’architecture pour nourrir leurs propositions, ce serait être coupablement oublieux des œuvres produites par cet art – ainsi que des valeurs typologique, historique et culturelle dont elles sont investies – que de ne pas les considérer encore aujourd’hui comme autant de sources tangibles à même d’alimenter des propositions contemporaines.

  1. Journal Het Vaderland daté du 8 mai 1920. retour
  2. Ibid. retour
  3. Ibid. retour
  4. Ibid.
    Frank Thomas Verity (1864-1937), Edwin Thomas Hall (1851-1923), Gerald Callcott Horsley (1862-1917), sont tous trois architectes britanniques et co‑auteurs du livre Flats, urban houses and cottage home. London : Hodder and Stoughton, 1906 retour
  5. Frank T. Verity, Edwin T. Hall, Gerald C. Horsley. Flats, urban houses and cottage home. London : Hodder and Stoughton, 1906. retour
  6. Herbert Croly, Some Apartment Houses in Chicago, revue Architectural Record, volume XXI, n°8, février 1907. retour
  7. Cet immeuble d’appartements, détruit au début des années 1960, était situé au 142 East 18th Street à New York. Le bâtiment comptait 16 appartements et 4 studios d’artistes. retour
  8. Charles Carroll, Appleton’s Journal : a magazine of general literature, volume 5, n° 6, décembre 1878 retour
  9. Ibid. retour
  10. Ibid. retour
  11. C. Rutten. Journal Het Vaderland daté du 8 mai 1920. retour
  12. Ibid. retour
  13. Source : journal Haagsche Courant daté du 8 novembre 1919. retour
  14. Journal Het Vaderland daté du 28 février 1920. retour
  15. Source : journal Het Vaderland daté du 29 janvier 1921. Le cours à Paris pour le florin n’a pas pu être trouvé en janvier 1921. Cependant, selon le Bulletin de la Statistique générale de la France (Tome IX – Fascicule IV, juillet 1920), au marché des changes en juin 1920, le cours à Paris pour 100 florins est en moyenne de 444. À cette époque 45 000 florins valent donc 199 800 francs. Selon l’INSEE, compte-tenu de l’inflation et du passage des anciens francs à l’euro, le montant de 199 800 francs (valeur 1920) correspondrait, environ, à la somme de 198 423,39 euros (valeur 2019). retour
  16. Henry Asselin, Une maison moderne en Hollande, Art et décoration, février 1923. retour
  17. Journal Het Vaderland daté du 29 janvier 1921. retour
  18. Ibid. retour
  19. Henry Asselin, Une maison moderne en Hollande, Art et décoration, février 1923. retour
  20. Journal Het Vaderland daté du 29 janvier 1921. retour
  21. Ibid. retour
  22. République française – Office national de la propriété industrielle – Brevet d’invention n° 443.719, demandé le 11 mai 1912 par M. Simon Moÿse et délivré le 20 juillet 1912. retour
  23. Revue Technisch Studenten-Tijdschrift, n°9, 20 mars 1918 – Le système Herbst mentionné dans l’article correspond au brevet d’invention n° 327.432, demandé, en France, le 17 décembre 1902 par Wilhelm Herbst. retour
  24. Journal Het Vaderland daté du 27 mars 1920. retour
  25. Revue Technisch Studenten-Tijdschrift – n°9, 20 mars 1918.
    Le journal Het Vaderland daté du 27 mars 1920, précise que le directeur de l’Inspection municipale des bâtiments et du logement de la ville de La Haye se nomme alors A.J.M. Stoffels et que les tests de charge ont été effectués à Voorburg, à l’est de la ville de La Haye. retour
  26. Journal Het Vaderland daté du 27 mars 1920. retour
  27. Une esquisse de cette maison servira d’illustration à l’article de P.W. Scharroo intitulé Verplaatsbare woningen in hol, gewapend beton [Habitations mobiles en béton armé creux] et paru dans la revue Technisch Studenten-Tijdschrift – n°9, 20 mars 1918. retour
  28. Journal Het Vaderland daté du 27 mars 1920. retour