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Les entrelacs de la modernité

Immeuble d’habitation, 185 rue Belliard à Paris, Henri Deneux, architecte, 1911

But who was Henri Deneux ? Apparently this is all that he built. Cette interrogation fut posée en 1987 par Dennis J. De Witt & Elizabeth R. De Witt dans le guide qu’ils rédigèrent sur l’Architecture moderne 1, lorsqu’ils présentèrent l’immeuble conçu par l’architecte Henri Deneux (1874-1969), en 1910, pour son propre usage, sur une parcelle située au numéro 185 de la rue Belliard à Paris.

D’après ce qu’il est aujourd’hui permis de connaître de la production architecturale d’Henri Deneux, il est vrai que cette maison de rapport (voir la publication ici) – comme il la désigna lui-même – représente un des rares bâtiments neufs qu’il réalisa, car, comme le précisent Dennis J. et Elizabeth R. De Witt : shortly after the First World War he abandoned the twentieth century for the thirteenth and began working on the restoration of Reims Cathedral, leaving to us only this of himself 2.
En effet, devenu architecte en chef des Monuments historiques, à l’issue du concours de 1905, Henri Deneux – rémois de naissance – demandera à l’administration des Beaux-Arts, en 1919, la permission de se consacrer exclusivement à la restauration des édifices cultuels endommagés de la ville de Reims.

Même si l’immeuble de la rue Belliard demeure une construction unique, elle ne sera cependant pas la seule œuvre originale que l’architecte laissera de lui-même, car la charpente qu’il conçut pour la cathédrale de Reims selon un procédé de construction en ciment armé, à dilatation libre par petits éléments démontables3 représente également une œuvre singulière, qui inscrit cette restauration dans l’histoire de l’architecture du XXe siècle par l’expérimentation d’un matériau de construction alors (encore) nouveau, appliqué aux Monuments historiques. C’est d’ailleurs là, indéniablement, l’une des singularités dont fit preuve ce personnage, que de proposer des dispositifs constructifs inattendus comme en témoignent aussi les ingénieux motifs en céramique des façades de l’immeuble de la rue Belliard dont la géométrie peut faire penser aux travaux de Johannes Kepler – travaux qu’Henri Deneux connaissait probablement 4 –, et où l’architecte Jules Bourgoin (1838-1908) aurait, quant à lui, probablement pu déceler quelque influence des entrelacs de l’art hispano-arabe.

Source : Jules Bourgoin. Les éléments de l’art arabe – Le trait des entrelacs. Paris : Firmin Didot, 1879.

Il est vrai que le motif employé par Henri Deneux, à Paris, pour le dessin de la façade de sa maison de rapport rappelle les dessins des planches publiées (pour certaines, en couleurs) par Jules Bourgoin 5 ; Jules Bourgoin qui – passionné de mathématiques et dessinateur habile – découvrira les décors géométriques islamiques au cours de missions qu’il effectuera pour le compte du ministère des Affaires étrangères.

Peut-on voir ici un clin d’œil à l’histoire de l’architecture et de ses techniques, la référence à des auteurs, le fruit du hasard ou d’une communauté de pensées, ou encore le témoignage d’une érudition, etc. ?
Quoi qu’il en soit, des liens semblent se tisser entre les générations, comme entre les continents, par des observations attentives et méthodiques, par des travaux dont la modernité se fonde sur les limons d’un temps long qui la nourrit. De parallèles en inspirations, ces linéaments dessinent les contours d’une histoire qui devient pour les architectes une matière à étudier, propice au renouvellement des arts, y compris au renouvellement de l’art de bâtir.

Si Jules Bourgoin, travaillant sur une mathématique de l’ornement chercha – presque inlassablement – dans les motifs orientaux des règles régissant ces éléments de décor, Henri Deneux, travaillant à la restauration des édifices classés dont il eut la charge, étudia les charpentes construites dans le nord de la France du XIe au XVIIIe siècle, afin d’établir (par l’observation des dispositions et modes d’assemblage des éléments les constituant) des principes de datation de ces structures de bois.

C’est ainsi que l’observation et le relevé amenèrent Jules Bourgoin à formuler une théorie de l’ornement ; c’est ainsi que l’observation et le relevé, complétés par un travail de création, permirent à Henri Deneux d’élaborer et de mettre en œuvre – pour la restauration des combles des monuments rémois – des charpentes d’assemblage réinterprétées dans un matériaux résolument attaché à la modernité 6.

 
Source : Le Monde – Dossier conçu et réalisé par Bert McClure et Bruno Régnier, architectes

Près de vingt années après la disparition d’Henri Deneux – et après qu’il eût vécu, de 1938 à 1965, une longue retraite dans un dénuement certain et une indifférence quasi générale –, au début de l’été 1984, une publication dans la presse allait pourtant participer – tant soit peu – à raviver le travail de l’architecte, en lui conférant une certaine actualité.

Ainsi, le journal Le Monde publia-t-il, sur une double page, un dossier intitulé : Promenades d’architecture à Paris, où l’immeuble de la rue Belliard côtoie, dans une boucle suivant les anciennes voies ferrées de la ligne de Petite Ceinture de Paris, les réalisations d’autres architectes ayant marqué la modernité architecturale et le paysage de la capitale : avec sa toiture-terrasse, ses bandes de fenêtres verticales et sa volumétrie générale très puriste, la maison que se construit Henri Deneux énonce clairement l’avant-programme de l’architecture moderne. En 1913, on ne connaît encore rien du Mouvement Moderne ; ceux qui devraient faire avancer l’architecture se situent, soit dans une tendance Art nouveau malheureusement éprouvée par les attaques répétées de l’Académie, soit dans le mouvement qui va consacrer A. et G. Perret : celui des utilisateurs talentueux du béton armé. Deneux, comme Paul Guadet, est de ceux-là 7.


Dans leur dossier, Bert McClure et Bruno Régnier qualifient Henri Deneux de moderne avant l’heure. Il est vrai que la proposition qu’il formula pour son propre immeuble – au-delà d’une façade qui mérite d’être remarquée, non seulement pour son dessin, mais aussi pour la mise en œuvre qu’elle révèle – investit aussi les questionnements qui se font jour au tournant du XXe siècle, comme ceux liés, notamment, à l’hygiène : la terrasse supérieure, dont la disposition a été très étudiée, destinée à recevoir des plantes vertes et dans la saison favorable des fleurs faciles à entretenir par un arrosage approprié 8, l’équipement sanitaire de chaque appartement (un par étage), la ventilation et l’éclairement naturels de chacune des pièces composant l’ensemble des appartements de l’immeuble (ainsi que de la distribution verticale), etc., témoignent – de la part d’Henri Deneux – d’une volonté, non seulement de s’inscrire, mais de prendre une part active à une époque alors en transition, voire en mutation.

Aussi, l’immeuble qu’il conçut et réalisa revêt-il encore une valeur démonstrative de cette inscription, comme le suggère sa présentation dans le cadre d’une exposition au Salon de 1912, qui eut lieu au Palais d’Antin 9.

Henri Deneux y présenta la maison de rapport qu’il avait imaginée pour la rue Belliard, au côté de projets d’une vingtaine d’autres architectes, dont, notamment, Anatole de Baudot (1834-1915), qui s’intéressait alors à la question des techniques constructives modernes considérées dans leur indéfectible relation à l’évolution sociale.

Si l’autobus de Petite Ceinture a aujourd’hui progressivement été remplacé par le tramway T3 10 – comme une boucle de l’histoire à travers le temps, un retour du rail au rail, dans une ville qui se renouvelle sur elle-même –, il est intéressant de relever que cet article demeure d’actualité et qu’il rappelle que, dans ces quartiers populaires, l’innovation typologique et l’expérimentation constructive de ces architectures ont pu donner un sens à l’urbanisation.

source : Le Monde – Dossier conçu et réalisé par Bert McClure et Bruno Régnier, architectes
  1. Mais qui était Henri Deneux ? Apparemment c’est tout ce qu’il a construit (traduction des auteurs). Dennis J. De Witt & Elizabeth R. De Witt. Modern architecture in Europe – A guide to buildings since the industrial Revolution. London : Weidenfeld & Nicolson, New York : E.P. Dutton, 1987. retour
  2. Peu après la Première Guerre mondiale, il abandonne le XXe siècle pour le XIIIe et commence à travailler à la restauration de la cathédrale de Reims, ne nous laissant que ceci de lui-même (traduction des auteurs), Dennis J. De Witt & Elizabeth R. De Witt, op. cit. retour
  3. Titre du brevet d’invention n° 506.789 demandé par Henri Deneux le 29 novembre 1919 auprès de l’Office national de la propriété industrielle ; c’est ce procédé qui sera utilisé par l’architecte pour la reconstruction du comble de la cathédrale. retour
  4. Pour une explication du procédé de pose des carreaux de céramique de la façade, nous renvoyons à l’ouvrage que nous avons rédigé en 2019, intitulé : Une maison de rapport – Notes sur l’immeuble d’Henri Deneux à Paris. Lien vers la publication retour
  5. Parmi les ouvrages de Jules Bourgoin, peuvent notamment être cités : Les éléments de l’art arabe – Le trait des entrelacs. Paris : Firmin-Didot, 1879 ; Théorie de l’ornement. Paris : A. Lévy, 1873. retour
  6. Même si ces charpentes ont été exécutées en ciment armé, on peut y lire, entre autres sources d’inspiration, l’influence du travail de Philibert Delorme. L’architecte Philibert Delorme (1510 ?-1570) proposa, au XVIe siècle, une charpente d’assemblage faite de courtes planches de bois. Henri Deneux connaissait bien le travail de Philbert Delorme, sur lequel il s’était penché en étudiant et en reconstituant la charpente d’assemblage que celui-ci avait réalisée pour le château de la Muette à Saint-Germain-en-Laye, en 1558. retour
  7. Journal Le Monde du dimanche 24 / lundi 25 juin 1984 – supplément au numéro 12258 – Le dossier intitulé Promenades d’architecture à Paris – Avec l’autobus de petite ceinture a été conçu et réalisé par les architectes Bert McClure et Bruno Régnier. retour
  8. Anatole de Baudot. L’architecture, le passé, le présent. Paris : Henri Laurens, 1916. retour
  9. Le Palais d’Antin correspond aujourd’hui à la partie du Grand Palais donnant sur l’avenue Franklin D. Roosevelt, à Paris. retour
  10. Le tramway T3a circule aujourd’hui du Pont du Garigliano à la Porte de Vincennes, et le tramway T3b circule de la Porte de Vincennes à la Porte d’Asnières, quant à la liaison entre la Porte d’Asnières et le Pont du Garigliano, elle est encore assurée par le bus PC. retour