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Mixité d’usages… et d’idées

Vue plongeante de la façade rue de la Cavalerie (source : Encyclopédie de l’architecture – Constructions modernes. Tome 4. Paris : Éditions Albert Morancé, 1929-1939 ? (dates de publication incertaines), planche 20)

Parler du Grand Garage La Motte-Picquet, c’est évoquer un bâtiment qui, s’il n’est pas totalement inconnu, est toutefois malaisément connu ; c’est évoquer un bâtiment aux emprunts imprécis, voire – parfois – ignorés ou voilés. Pour autant, il s’agit d’un édifice (dont la demande d’autorisation de construire date du 29 octobre 1928 1) qui se révèle original du point de vue de son programme et de sa typologie, ce qui aura – sans doute – prévalu à son inscription sur l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques, en juillet 1986.

À la veille des années 1990, Paul Chemetov (1928- ), Marie-Jeanne Dumont (1955- ) et Bernard Marrey (1932- ), dans l’ouvrage qu’ils dédient aux architectures domestiques, référencent cet édifice comme un bon exemple des garages des années vingt. Au point qu’il fait encore l’objet d’un long article dans une revue d’architecture en 1945, quinze ans après sa mise en service2. Dans la courte notice qu’ils consacrent à ce bâtiment, les auteurs rappellent, sous le nom de l’architecte – sans toutefois préciser son prénom –, les renseignements publiés dans les revues françaises d’architecture, entre 1930 et 1940 : le nombre de places de parking, le caractère mixte du programme, un système de rampes d’accès ayant fait l’objet d’un dépôt de brevet par l’architecte. En 2008, dans son guide d’architecture 3, Éric Lapierre (1966- ) tente d’apporter des précisions sur ce maître d’œuvre en le prénommant Robert. Mais l’initiale du prénom, indiquée par la lettre R. accolée au nom de Farradèche dans l’ouvrage précédemment évoqué correspond – en réalité – à Raymond.

Il faut, en effet, pour parler du Grand Garage La Motte-Picquet, évoquer l’architecte Raymond (Hippolyte, Auguste) Farradèche 4, né le 7 juillet 1893 à Boulogne-Billancourt ; évoquer, car peu de sources permettent aujourd’hui de documenter le travail de ce personnage (et moins encore celui de l’ingénieur en charge du projet dudit garage : Ch. Maillard).

On sait de Raymond Farradèche qu’il fut élève à l’École des arts décoratifs de Paris et qu’il obtint un diplôme d’architecte au début des années 1930. Si les annuaires professionnels de l’entre-deux-guerres 5 mentionnent deux adresses pour son activité : l’une dans le 16e arrondissement de Paris (27 rue Jasmin), l’autre en Vendée, à Fontenay-le-Comte (28 rue de la République), peu de sources – parmi celles qui ont pu être consultées – mentionnent ses réalisations ; nous ne pouvons ici citer – outre le Grand Garage La Motte-Picquet – qu’une demande d’autorisation de construire déposée en juin 1929 pour un bâtiment de deux étages (garage et habitation) au numéro 8 de la rue Félicien-David dans le 15e arrondissement de Paris 6. Enfin, des rares éléments connus – à ce jour, du moins – au sujet de cet architecte, nous pouvons préciser qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Raymond Farradèche fit une demande d’agrément pour être architecte de la Reconstruction.

Parler du Grand Garage La Motte-Picquet ne peut, non plus, se faire sans évoquer les circonstances qui ont précédé la réalisation de cet édifice.

Le 16 juin 1928, une société anonyme, dénommée Grand garage de la Motte-Picquet, est constituée pour une durée de 50 années, par les apports de trois personnalités : Félix Paquet, Charles Paquet et un certain Monsieur Grospiron. L’objet social de cette société nouvellement créée se déploie autour de trois activités : 1°/ L’exploitation d’un garage sis à Paris, 8 rue de la Cavalerie ; 2°/ L’achat et la vente de voitures automobiles, neuves ou d’occasion ; 3°/ L’acquisition d’immeubles, et notamment des terrains faisant l’objet des promesses de vente7. En effet, pour permettre le stationnement de 800 voitures, sur huit niveaux (dont deux en sous-sol), sur un terrain d’une superficie de 1 716 mètres carrés environ, [il fallut regrouper plusieurs biens-fonds, à savoir] du n°4 bis au n°10 de la rue de la cavalerie8, aboutissant à la constitution d’une unité foncière dont le linéaire sur rue est supérieur à la profondeur : disposition qui permettra de construire un bâtiment prenant jour sur sa longueur, favorisant ainsi l’éclairement naturel des différents plateaux. Peu de temps après la constitution de ladite société, le chantier de l’un des plus grands garages parisiens de l’époque allait pouvoir démarrer. Il restait toutefois à désigner l’architecte qui allait concevoir, dessiner et suivre le chantier de ce projet. Voici comment – d’après le rédacteur en chef de la revue Le Moniteur des architectes, Félix Houssin (1861-1944) – cet architecte en reçu la commande : le conseil d’administration de la société-propriétaire, établissant un concours privé pour sa construction, avait demandé deux projets à deux architectes présentés par ses membres : un Grand prix de Rome, fort estimé et connu, et M. Farradèche. Ce conseil, composé de six membres, donna 5 voix à M. Farradèche. La 6e voix était celle du membre du conseil, ami du concurrent, qui, l’ayant présenté, ne pouvait correctement la lui refuser9. Deux années plus tard, une assistance brillante et nombreuse assistait [le 7 octobre 1930] à l’inauguration du grand garage de la Motte-Picquet, situé rue de la Cavalerie, tout près de l’École militaire10, à Paris ; M. Paquet alors administrateur délégué du garage [fit] aimablement visiter les différents étages de l’établissement à ses invités11. Le lendemain – le 8 octobre 1930 – l’exploitation de l’établissement pouvait débuter 12.

Mais au-delà de la simple question du stationnement d’un nombre considérable de véhicules dont l’usage est alors croissant dans la capitale française – comme dans nombre d’autres grandes villes –, parler du Grand Garage La Motte-Picquet, c’est aussi rappeler la nécessité de concevoir un bâtiment suivant les données les plus modernes [pour y grouper] les services et installations les plus perfectionnés [de l’époque], permettant de donner, à la clientèle et au garagiste, toutes les facilités et le maximum de confort13. C’est sans doute ce qui conduisit l’architecte à installer les ateliers de mécanique et de carrosserie […] au 5ème étage afin de donner le maximum d’éclairage et d’aération14. Bâtiment voué à accueillir de la clientèle (les usagers), il est aussi un lieu de travail pour les personnes chargées d’assurer cet accueil ainsi que les services attendus, qui sont les premiers utilisateurs de ce bâtiment. Ainsi, chaque étage comprend-il une cabine de gardien, un poste de lavage dans le vide central des rampes, un poste d’essence, un gonfleur. […] Au sous-sol, on a installé les cuves à essence, d’une contenance de 20.000 litres, les appareils élévateurs d’eau de rivière utilisée pour le lavage des voitures, la chaufferie, les réserves de combustibles, magasin de pneus, accessoires divers, pont de graissage, etc.15.

Au-delà de ses équipements, comment décrire l’organisation fonctionnelle et structurelle de ce garage, que Félix Houssin – dans l’article qu’il dédia à cette réalisation dans la revue Le Moniteur des architectes – qualifia initialement de chef d’œuvre moderne16 ?

Vue de la partie ouest en construction, au droit du joint de dilatation (source : La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931)

D’une largeur moyenne supérieure à 25 mètres dans la profondeur du terrain, cette construction en béton armé comprend une ossature composée de trois lignes longitudinales de poteaux ; une dans chaque pan, une dans l’axe17. Dans le sens longitudinal, deux travées d’une portée de 12 mètres chacune sont ainsi créées dans la partie nord-ouest du bâtiment où, à chaque étage, les voitures sont réparties sur quatre lignes, deux lignes dans chaque travée longitudinale, avec piste de circulation, dans l’axe de chaque travée18. La question de la stabilité et de la portance d’un tel ouvrage a nécessité la mise en œuvre de fondations spéciales, car la charge sur les poteaux courants, dans l’axe, atteint 340 tonnes par poteau, au niveau des semelles, qui ont été établies sur puits19. Par ailleurs, eu égard à la longueur du bâtiment – atteignant 63 mètres environ – il fut nécessaire d’établir un joint de dilatation, à peu près au milieu de la construction, au-delà des rampes d’accès à la disposition ingénieuse20.

Parler du Grand Garage La Motte-Picquet, c’est parler d’un bâtiment éminemment fonctionnaliste et c’est également évoquer, selon le journaliste sportif André Latour, une grande nouveauté architecturale : deux rampes réservées exclusivement l’une à la montée, l’autre à la descente, mais imbriquées l’une dans l’autre, dans un même puits vertical, tortillonnant curieusement côte à côte sans que jamais leurs spirales se rencontrent21.

En effet, prévu pour le stationnement de 800 voitures, sur huit niveaux, on juge de l’importance du trafic aux heures de sortie et de rentrée ; il était donc indispensable d’assurer des accès et dégagements rapides, tout en évitant les risques de rencontre. Le but a été pleinement atteint grâce à un nouveau système de rampes ascendantes et descendantes, breveté en 192822.

Le brevet d’invention dont il est fait mention ici s’intitule rampes pour garages de voitures automobiles et porte le n° 659.261 ; il a été demandé, en France, le 13 juillet 1928 par l’architecte Raymond Farradèche. En voici (intégralement) le bref exposé : le système de rampes ainsi présenté permet aux voitures automobiles de monter aux divers étages d’un garage, ou d’en descendre, sans aucun risque de rencontre. La rampe ascendante est nettement séparée de la rampe descendante ; ces deux rampes se croisent à mi-hauteur de chaque étage en une ligne d’axe déterminée par le ou les centres du mouvement tournant. La rampe descendante disposée au plus grand rayon permet ainsi un pourcentage de pente très sensiblement moindre que celui de la rampe ascendante. Sur chaque palier d’arrivée les voitures ont la possibilité de se diriger : 1°/ Vers la rampe de montée, 2°/ Vers la rampe de descente, 3°/ Vers les dégagements desservant les lignes de voitures ou les boxes, sans jamais déroger au sens unique. Ce système de rampe peut être exécuté indifféremment en tous matériaux de construction23.

Vue d’un étage du parking montrant les rampes montante et descendante (source : Encyclopédie de l’architecture – Constructions modernes. Tome 4. Paris : Éditions Albert Morancé, 1929-1939 ? (dates de publication incertaines), planche 21)

Ce système de desserte automobile, établi en circuit fermé, est un point crucial pour la fluidité du trafic automobile au sein de ce grand garage ; le pas de ces deux hélices étant inversé, le sens de giration est le même pour la montée et la descente, ce qui assure le sens unique absolu24. Dispositif rare, ces rampes ont fait l’objet d’une attention toute particulière au moment de leur réalisation, rue de la Cavalerie à Paris : techniciens et entrepreneurs n’ont pas voulu se contenter de l’étude technique. Sur l’initiative de M. Farradèche, il a été établi, en bois, une volée courante de ces deux rampes. Architecte, entrepreneurs et administrateurs du futur garage ont essayé eux-mêmes cette rampe provisoire, à laquelle on a fait toutes retouches nécessaires jusqu’à complète satisfaction25.

Nouveauté, originalité, etc. : les substantifs (laudateurs) employés dans les revues de l’entre-deux-guerres pour décrire ces deux rampes circulaires concentriques, en hélices de même pas, mais enroulées en sens contraires26 furent multiples, tant en France qu’à l’étranger. La revue allemande “Der Bauingenieur“ dans son numéro 12/13 de mars 1931 emploiera, par exemple, l’expression d’un nouveau genre [“Neuartig“, en allemand] pour décrire ce système 27.

Garage Schlotterbeck à Bâle, rampes d’accès aux étages (source : “Schweizerische Bauzeitung”, n°19, 10 novembre 1928)

Cependant, à peine un mois et demi après la sortie de cette édition de mars 1931, la revue “Der Bauingenieur“, dans son édition du 15 mai 1931, devait publier un rectificatif dans lequel elle sera amenée à préciser que l’éditeur de la revue ‘Schweizerische Bauzeitung’ a fait remarquer dans une lettre que la disposition des deux rampes concentriques ne pouvait pas être qualifiée de nouvelle dans la mesure où la même disposition a déjà été adoptée en 1927 pour le grand garage Schlotterbeck à Bâle, décrit dans la revue ‘Schweizerische Bauzeitung’ du 10 novembre 192828, c’est-à-dire concomitamment à la demande d’autorisation de construire déposée, à Paris, pour le Grand Garage La Motte-Picquet.

Ainsi, selon l’éditeur de la revue suisse, les architectes Wilhelm Emil Baumgartner (1893-1946) et Hans Hindermann (1877-1963), pour la conception du garage bâlois construit à l’angle de Viaduktstrasse et Innere Margarethenstrasse, avaient été précurseurs ; poursuivant sa remarque, il précise encore qu’à sa connaissance : la rampe de Bâle est la première rampe à double spirale.

Au contraire de l’exemple parisien, à Bâle, la rampe extérieure est utilisée pour la montée et la rampe intérieure pour la descente, principalement pour des raisons d’exploitation 29.

Le projet des architectes suisses avait été publié, en 1928, dans la revue “Schweizerische Bauzeitung″ ; y étaient notamment présentés : les plans des étages, quelques coupes, des photographies de chantier (y compris le coffrage de la rampe) ainsi que des clichés du garage en exploitation 30.

Parler du Grand Garage La Motte-Picquet, c’est donc envisager une émulation, voire – peut-être aussi – quelques rivalités.

Si, pour certains, la question de l’antériorité et la paternité de ce dispositif d’accès automobile ne semble pas laisser une large place au doute, il en est pour qui – comme pour le journaliste (sportif) André Latour, livrant ses impressions à propos de la construction parisienne de l’architecte Raymond Farradèche – il est indéniable que le garage conçu et réalisé par l’architecte français doive être vu comme un établissement qui n’a son pareil nulle part en Europe31. S’il est vrai que les exemples d’un tel dispositif de desserte ne soient pas nombreux, il n’en demeure pas moins que la formule du journaliste fût peut-être alors trop enthousiaste, car un autre exemple – pour ainsi dire pareil – existait alors déjà. Il est toutefois loisible de penser que – par méconnaissance des articles des revues spécialisées étrangères – cette réalisation eût pu faire figure d’unicum.

Mais parler du Grand Garage La Motte-Picquet et s’attacher à ce qui fonde son caractère unique, c’est surtout évoquer la mixité programmatique ; mixité qui fait de cette réalisation un exemple qui demeure exceptionnel et n’a, ici, pas de comparaison possible avec le grand garage Schlotterbeck de Bâle.

La presse quotidienne, à l’issue de l’inauguration de l’établissement parisien, se fera ainsi l’écho de cette particularité : cinq étages et deux sous-sols reçoivent les voitures. Au sixième, un immense tennis et une salle de pelote basque prennent jour sur des terrasses. Au septième, des gradins, une salle à manger basque et un vestiaire attendent des spectateurs32. Il s’agit là – vraisemblablement – de la véritable originalité de ce garage établi rue de la Cavalerie, en plein centre de la capitale. La question est bien, ici, l’utilisation habile et, sans perte aucune, du terrain et des gabarits [constructibles]33 pour rendre non seulement l’opération immobilière rentable – a fortiori à Paris, au regard du coût du foncier –, mais attrayante, car pour la société anonyme dénommée Grand garage de la Motte-Picquet il s’agit – au-delà, ou en amont, de toute préoccupation architecturale, même si cela peut (volontairement ou non) y contribuer – d’un actif immobilier.

Garage de Banville à Paris, les tennis couvert du 6ème étage (projet)
(source : Encyclopédie de l’architecture – Constructions modernes. Tome 1. Paris : Éditions Albert Morancé, 1929-1939 ? (dates de publication incertaines), planche 20). Les concepteurs du projet sont Henri Decaux (1887- ?) architecte et Henri Terrisse (1888-1931) ingénieur en chef des Ponts et Chaussées.

En outre, le choix d’associer des clubs sportifs à un garage pour automobiles – en ce premier tiers du XXe siècle où l’on considère machines, hygiénisme et corps (sportif) avec un regard renouvelé, voire dans un élan Moderne – n’est cependant pas tout à fait nouveau, car le garage Banville, à Paris, a été l’un des premiers à comporter à son étage supérieur des salles de tennis qui ont été immédiatement fort appréciées34.

Toutefois, au Grand Garage La Motte-Picquet, profitant aussi de la vue, un bar […] et un restaurant […] permettent aux joueurs et membres des clubs de se rafraîchir et de se restaurer35. Accessibles également au public directement depuis la rue de la Cavalerie, on rejoint ces lieux de délassement et de restauration par un ascenseur qui franchit les sept rampes du gigantesque garage de la Motte-Picquet et, après sept spirales de ciment armé, on débouche sur le palier d’un appartement bourgeois.
– Côte d’Argent ou Côte d’Azur ? demande sur le seuil un monsieur souriant. […]
On décida […] de commencer par la Côte d’Argent. C’est une étroite bande, un couloir surbaissé, planté de tables et protégé par un filet de cordes. Tout de suite, on en débouche devant le trinquet, haut de huit mètres [sic] et long de trente. Du balcon, lové à mi-hauteur, le public peut suivre le jeu auquel se livrent des Basques à la chistera et des Argentins à la palette. De galantes douches pour dames, des tables de massages, un bar et au-dessus, le restaurant où l’on sert la garbure et la saucisse de Saint-Jean-Pied-de-Port ; enfin la terrasse, où l’on dînera l’été, parmi les cheminées parisiennes, face à la ruisselante Tour Eiffel. […]
En cinquante pas, on passe de la côte basque à la côte provençale, représentée par un tennis, logé au faîte de l’édifice, sous une voûte ogivale aux parois d’azur, cloisonnées d’or. Un seul court, loué en abonnement pour chaque heure du jour et pour toute l’année à des joueurs, dont l’élégance fait présumer que le tarif du jeu doit être aussi élevé que l’édifice
36.

La décoration des lieux imaginés en attique du garage a souvent été relevée dans les articles publiés dans la presse du tournant des années 1930. En ce qui concerne le vaste court de tennis qui occupe pas moins de 800 m² avec une hauteur maximum de près de 12 m37, les mots du journaliste nous révèlent une voûte ogivale aux parois d’azur, quand l’ingénieur civil Levatel écrit, à propos de ce même lieu, que le hall de tennis ne pouvait recevoir de décoration proprement dite, mais ses seules proportions, l’élégante voussure de la nef, avec sa charpente apparente sous la forme d’un vaste treillage bleu ciel, suffisent à lui donner un aspect architectural de belle allure38. Les photographies publiées – alors, en noir et blanc – laissent difficilement imaginer l’ambiance colorée souhaitée ici par l’architecte ; ambiance que la reconstruction de la charpente du court de tennis, au début des années 2000, n’a d’ailleurs pas reconduite 39.

Cette question de l’ambiance amène, ici, à parler des couvrements des espaces sportifs (tennis et trinquet), pour lesquels, M. Farradèche ne voulait pas de tirants de ferme et désirait, autant que possible, une couverture légère40.

– Quel fut alors le choix technique de l’architecte ?

Une charpente lamellaire en bois41 peut-on lire dans certains ouvrages traitant de construction, mais elle est aussi évoquée par d’autres journalistes qui précisent que la couverture est du type dit lamellaire, usuel dans certains pays, notamment en Suisse, en Allemagne, et aussi aux États-Unis. Ici, la charpente est composée de planches disposées de champ, et assemblées au moyen de boulons de manière à former des losanges42. Ce système de couvrement en résille de bois composée d’un assemblage simple d’éléments standardisés – presque inconnu en France43 ou, du moins, n’ayant guère reçu jusqu’ici d’applications marquantes en France44 – n’était cependant, alors, pas complètement ignoré des constructeurs et son usage avait cours, dans divers pays, depuis le début des années 1920. L’ingénieur civil Levatel, dans l’article qu’il consacre en janvier 1931 au Grand Garage La Motte-Picquet, dans la revue La Technique des travaux (déjà citée), précise d’ailleurs que ce mode de construction a déjà été présenté dans cette même revue 45.

Parler du Grand Garage La Motte-Picquet, c’est encore considérer la circulation des idées, des connaissances, des savoir-faire et des inventions, dont les revues, les catalogues et autres almanachs se font volontiers les relais. Mais, poser la question du pays – parmi les trois cités ci-avant : Suisse, Allemagne ou États-Unis – dont le procédé d’assemblage visible en couvrement du garage parisien est originaire, c’est s’interroger sur la paternité et la date de création d’une technique constructive que l’on retrouve de par le monde.

Publicité de la Société Française des Charpentes en Lamelles (source : La Technique des Travaux, n° 4, avril 1929)

Certaines réclames, insérées dans les revues techniques et professionnelles, méritent qu’une attention leur soit accordée, car elles peuvent être pourvoyeuses d’informations, notamment – ici – au sujet d’une entreprise qui semble s’être spécialisée dans ce type d’ouvrages : la Société Française des Charpentes en Lamelles ; cette entreprise avait son siège social établi à Strasbourg et un bureau d’études à Épehy, dans la Somme.

Comme le montrent ces réclames, illustrées par différentes réalisations de ladite entreprise, le charpentier François Allely exécuta, pour le compte de Société Française des Charpentes en Lamelles, plusieurs charpentes de type lamellaire. Le nom de ce charpentier – dont l’entreprise éponyme était basée à Villemomble (Seine-Saint-Denis) – est à retenir, car c’est lui qui sera chargé de l’exécution du couvrement du tennis et du trinquet du garage de la rue de la Cavalerie 46.

Publicité de la Société Française des Charpentes en Lamelles (source : 3ème Foire-Exposition de Strasbourg – Catalogue officiel. Ville de Strasbourg : 1928 ; la foire se déroula du 8 au 23 septembre 1928)

Au moment de la construction du Grand Garage La Motte-Picquet, l’entrepreneur connaît donc déjà le type d’ouvrage qu’il va avoir à réaliser. Charles Bilz, qui semble être le fondateur de la Société Française des Charpentes en Lamelles, a d’ores et déjà à son actif une certaine expérience de ce type de charpentes légères dont il a – depuis la fin des années 1920 – multiplié les réalisations à travers, notamment la construction des Établissements Henri Gras à la Courneuve, du Garage Holstaine à Péronne, etc., si l’on en croit les réclames des revues techniques mensuelles. En 1928, l’entreprise de Charles Bilz réalisera également la charpente lamellaire des bains municipaux de Schiltigheim 47. Plusieurs fois présente à la Foire-Exposition de Strasbourg (en 1928 et 1929, notamment), la Société Française des Charpentes en Lamelles recevra un Grand Prix à l’Exposition agricole, commerciale et artisanale de Nancy, organisée du 12 au 30 juillet 1928 48. Ces manifestations seront autant d’occasions de présenter et faire connaître le procédé constructif, tout en lui permettant de faire la démonstration des compétences de son entreprise. Dans la poursuite de son développement et – peut-être aussi – en gage d’une forme de notoriété, quelques années plus tard, c’est à cette même entreprise strasbourgeoise que sera confiée l’exécution des charpentes en lamelles (avec couverture en chaume) des pavillons de la section belge conçus par l’architecte Henry Lacoste (1885-1968) dans le cadre de l’Exposition Coloniale Internationale de Paris, en 1931.

Le développement – principalement dans le nord de la France – de ce mode de couvrement en résille lamellaire semble prendre appui sur un brevet, déposé en 1928 – en Espagne – par ladite Société Française des Charpentes en Lamelles ; malheureusement, celui-ci ne pouvant être consulté, seuls des perfectionnements apportés à ce brevet permettent – aujourd’hui – de documenter cette invention 49.

Les figures proposées en illustration du fascicule du brevet perfectionné interpellent (notamment la figure 9) car elles affichent une ressemblance flagrante avec celles du brevet n° 545.398 demandé, en France, le 30 décembre 1921 par l’architecte allemand Friedrich Zollinger (1880-1945). D’ailleurs au lendemain de l’inauguration du garage parisien, les journalistes germanophones le remarquèrent déjà, en écrivant : au-dessus du court de tennis s’élève un toit en pente incurvé, qui, pour la première fois en France dans un exemple de cette ampleur, a été conçu comme un toit à lamelles au sens d’une couverture du type Zollbau50.

Ce serait donc outre-Rhin que se trouverait le berceau de cette structure très légère, de montage facile51, dont l’invention aurait fait l’objet d’une demande de brevet dès 1922. L’appellation “Zollbau“ : contraction et combinaison d’une partie du nom de l’inventeur (“Zoll“, pour Zollinger) avec le mot construction (“Bau“, en allemand), est aussi – et surtout – le nom de la société qui commercialisa et distribua, de 1921 à 1926, le système breveté par Friedrich Zollinger : la “Deutsche Zollbau-Licenz-Gesellschaft m.b.h“  52.

Si la paternité et l’origine de l’invention de ce système constructif devaient demeurer nébuleuses, malgré le brevet demandé en France par l’architecte Friedrich Zollinger le 30 décembre 1921 et délivré le 20 juillet 1922, malgré les remarques formulées par les journalistes dans la presse écrite, tandis que la Société Française des Charpentes en Lamelles réalisait, depuis 1928, des ouvrages similaires et que les auteurs des articles parus dans les revues spécialisées, faisaient, pour la plupart, remarquer qu’il s’agissait d’un système de charpente lamellaire, qui avait déjà été employé à l’étranger53, d’un système employé depuis quelques années en plusieurs pays54, etc., un regard attentif porté à la chronologie des brevets d’invention et aux réalisations pourrait toutefois suffire à dissiper cette nébulosité.

Les figures 10 et 11 du brevet d’invention de Friedrich Zollinger, par exemple, sont à ce titre éloquentes tant elles illustrent – déjà – le mode d’assemblage choisi par M. Allely (entrepreneur à Villemomble) pour la réalisation du couvrement du garage parisien, afin d’assurer la jonction des planches du réseau de la voûte aux planches sablières. D’ailleurs, l’ensemble de la charpente ainsi établie en attique du Grand Garage La Motte-Picquet correspond au système breveté par Friedrich Zollinger, que l’on pourrait décrire comme : un réseau de planches disposées en losanges et placées sur champ [dont] les extrémités sont ajustées en biseaux afin de pouvoir être serrées à bloc, avec des boulons, sur les faces des planches sur lesquelles elles sont assemblées55.

Il est en outre à relever que si ce type de charpente (auto-stable) a été choisi – à défaut d’avoir été inventé – pour la réalisation des couvrements des grands volumes des espaces sportifs, cela peut être dû au fait qu’il permette de libérer ces vastes espaces des points porteurs qui en auraient entravé l’usage. Un autre avantage – non négligeable dans un contexte urbain contraint – peut être aussi trouvé dans la rapidité d’exécution que permettait alors déjà ce système fait d’éléments standardisés. De plus, le montage de cette charpente aura également permis de se dispenser d’un cintrage coûteux ou d’engins de levage. D’un point de vue statique, rappelons-le : ce système est parfaitement adapté pour travailler en voûte, les losanges se compriment mutuellement et l’ensemble travaille dans de bonnes conditions56, offrant autant de résistance que de légèreté.

Il aura fallu des circonstances météorologiques exceptionnelles et la violence de la tempête survenue en 1999 pour que – 70 années après sa construction – cette structure légère (et économique) soit endommagée.

Parler du Grand Garage La Motte-Picquet, c’est ainsi se remémorer des expérimentations germaniques (importées d’Allemagne ou de Suisse alémanique) parmi lesquelles la couverture du trinquet – qui demeure encore visible, malgré sa consolidation, dans un état d’origine – s’offre aujourd’hui comme un témoin particulièrement intéressant d’un système constructif dont la simplicité et l’économie de moyens – pour ne pas dire la frugalité – datent, aujourd’hui déjà, de près d’un siècle.

 

  1. Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, n° 255, mercredi 31 octobre 1928, p. 4128. retour
  2. Chemetov, Paul ; Dumont, Marie-Jeanne ; Marrey, Bernard. Paris-Banlieue 1919-1939. Architectures domestiques. Paris : Dunod, 1989. 240 p. La revue évoquée est La Construction moderne, n° 5 – septembre 1945 et n° 6 – octobre 1945. retour
  3. Lapierre, Éric. Guide d’architecture Paris : 1900-2008. Paris : Éd. Pavillon de l’Arsenal, 2008. retour
  4. L’état civil conservé aux Archives départementales des Hauts-de-Seine indique bien ces trois prénoms, et ceux-ci sont également mentionnés dans le brevet d’invention n° 659.261 intitulé Rampes pour garages de voitures automobiles, demandé le 13 juillet 1928 et délivré le 4 février 1929. L’architecte Raymond Farradèche est décédé, à Paris, le 14 mars 1959. retour
  5. Source : Annuaire des architectes (annuaire du bâtiment et des travaux publics – Sageret), édition 1935. retour
  6. Source : Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, daté du jeudi 13 juin 1929. Pour le même propriétaire, et à la même adresse, une demande d’autorisation de construire est déposée pour un garage (2 étages) en mai 1935. retour
  7. Source : Bulletin des annonces légales obligatoires, n° 20, daté du lundi 18 mai 1931, p. 586. retour
  8. Source : Ibid. retour
  9. Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23 ; le nom de l’architecte Grand prix de Rome n’est pas mentionné dans l’article. retour
  10. Le journal des débats politiques et littéraires, n° 280, daté du jeudi 9 octobre 1930. retour
  11. L’Homme libre, n° 5191, daté du jeudi 9 octobre 1930. retour
  12. Source : Bulletin des annonces légales obligatoires, n° 20, daté du lundi 18 mai 1931, p. 586. retour
  13. La Construction moderne, n° 5, septembre 1945, pp. 133-138. retour
  14. L’Architecte, n° 10, octobre 1930, pp. 80-84. retour
  15. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
  16. Nous renvoyons ici aux premiers mots de l’auteur de l’article publié dans Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
  17. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
  18. La Construction moderne, n° 5, septembre 1945, pp. 133-138. retour
  19. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
  20. Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
  21. Ibid. La rampe intérieure a une pente moyenne de 9% ; la rampe extérieure a une pente moyenne de 7%. retour
  22. L’Architecte, n° 10, octobre 1930, pp. 80-84. retour
  23. Brevet d’invention n° 659.261 demandé par l’architecte Raymond Farradèche le 13 juillet 1928 et délivré le 4 février 1929. retour
  24. Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
  25. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
  26. Ibid. retour
  27. L’article de la revue “Der Bauingenieur“, n° 12/13, mars 1931, page 238, s’intitule “Ein neue Großgarage in Paris“ [Un nouveau grand garage à Paris] ; il prend appui sur celui signé par R. Levatel en janvier 1931 dans la revue belge La Technique des Travaux. retour
  28. Der Bauingenieur“, n° 20, daté du 15 mai 1931, p. 373-374. Traduction des auteurs. Le garage bâlois Schlotterbeck – du nom de son fondateur Carl Schlotterbeck-Simon – a été démoli en 1994. retour
  29. Der Bauingenieur“, n° 20, daté du 15 mai 1931, p. 373-374. Traduction des auteurs. retour
  30. D’autres clichés de ce garage se trouvent conservés aux Archives cantonales de Bâle, Staatsarchiv Basel-Stadt, notamment sous l’URL suivante : http://query.staatsarchiv.bs.ch/query/detail.aspx?ID=82726 retour
  31. Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23. retour
  32. L’Homme libre, n° 5191, daté du jeudi 9 octobre 1930. retour
  33. Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23.
    Dans la même idée, la revue La Construction moderne datée du 6 octobre 1945 parlera de garnir le gabaritretour
  34. La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22.
    Le grand garage de Banville, situé au 153 rue de Courcelles dans le 17e arrondissement de Paris, a été inauguré en 1927 (une course de côte dans les rampes d’accès du garage a été organisée à cette occasion). retour
  35. L’Architecte, n° 10, octobre 1930, pp. 80-84. retour
  36. Candide, n° 348, daté du jeudi 13 novembre 1930. retour
  37. La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22. retour
  38. Ibid. retour
  39. La charpente du court de tennis fut emportée par la tempête de décembre 1999 ; la reconstruction de l’ouvrage a été entreprise entre 2000 et 2002 sous la conduite de l’architecte Grégoire Nomidi (1931- ) et l’ingénieur Robert Lourdin (1932- ) ; l’entreprise CMBP a réalisé les travaux. Bien que cette charpente fût initialement une structure auto-stable, elle est désormais composée de fermes ; la charpente du trinquet ayant, quant à elle, moins souffert de la tempête, elle est encore en place et a simplement été renforcée ponctuellement. retour
  40. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
  41. Espitallier, Georges. Cours supérieur de béton armé – Livre II – Construction en béton armé. Paris : École spéciale des travaux public, 1932, p. 329. retour
  42. Le Génie civil, 51e année – Tome XCVIII – n° 24, daté du samedi 13 juin 1931, p. 603. Inséré dans la rubrique bibliographie, cet article relate celui de l’ingénieur civil Levatel publié dans la revue La Technique des travaux en janvier 1931. retour
  43. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
  44. La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22. retour
  45. Voir l’article intitulé Charpente lamellaire en bois paru dans la revue La Technique des travaux d’octobre 1928. retour
  46. Source : Le Moniteur des architectes, n° 37, octobre 1930, pp. 14-23.
    Dans son édition de 1897, l’Annuaire général de l’industrie et du commerce de Paris et du département de la Seine localise – déjà – la société de charpente Allely à Villemomble. retour
  47. Henri Risch (1891-1983) et Frédéric Herveh (1882- ?) en sont les architectes. En avril 1927, la municipalité lance le projet de construction sur un terrain situé 2 rue Saint-Charles à Schiltigheim ; le bâtiment est inauguré le 12 août 1929. Ces bains ont été détruits en 1977. (source : Inventaire du patrimoine en Alsace) retour
  48. Source : Le Télégramme des Vosges, daté du 28 juillet 1928, p. 5. retour
  49. Nous renvoyons ici au brevet n° 671.873 demandé, en France, par la Société Française des Charpentes en Lamelles le 21 mars 1929 et intitulé perfectionnements apportés aux constructions propres à constituer des parois pour toitures, bâtiments et corps creux de toute nature ; il est fait mention, dans ce brevet, d’une demande initiale déposée, en Espagne, le 22 mai 1928, que nous n’avons pas pu consulter. retour
  50. Der Bauingenieur″, n° 12/13, 20 mars 1931, p.238. Traduction des auteurs ; la phrase en allemand est la suivante : “Über der Tennishalle jedoch erhebt sich ein gebogenes Steildach, das, in Frankreich zum ersten Male an einem größeren Beispiele, als Lamellendach im Sinne des Zollbaudachs konstruiert wurde“. retour
  51. Le Génie civil, 51e année – Tome XCVIII – n° 24, daté du samedi 13 juin 1931, p. 603.  retour
  52. Après 1926, le système sera commercialisé et distribué par la société ″Europäisches Zollbau-Syndikat AG“. Le système inventé par Friedrich Zollinger est aussi souvent nommé “Zollbau-Lamellendach“retour
  53. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172. retour
  54. La Technique des Travaux, n° 1, janvier 1931, pp. 11-22. retour
  55. La Construction moderne, n° 6, octobre 1945, pp. 167-172.  retour
  56. Ibid. retour